Un essai de Giorgio Agamben : "Création et anarchie"

Ce que j’aime chez Giorgio Agamben, c’est bien sûr ce qu’il dit, ce qu’il m’apprend, mais c’est surtout sa façon de penser. Son horreur de tout système. Ses chapitres bizarres, qui n’ont pas forcément été conçus pour aller à la suite les uns des autres. Son ancrage insolite dans les concepts et la pensée médiévales, dans la théologie (qui d’autre que lui réussirait à m’intéresser aux arguments avancés au concile de Sardique en 343, lors de la controverse sur l’arianisme ?). Ses absences de conclusion, ses fins (de chapitre comme de livre) toujours frustrantes : « Il n’y aura pas de conclusion. Je pense, en effet, qu’en philosophie comme en art, on ne peut ‘conclure’ un travail : on ne peut que l’abandonner, comme Giacometti le disait à propos de ses tableaux ».
 
Tout cela est déconcertant, dépaysant, stimulant. J’ai toujours l’impression d’être plus intelligente quand je le lis, et en même temps je ne sais jamais trop ce que j’ai lu ni compris exactement. C’est pour ça que j’y retourne. Pour l’expérience d’une véritable pensée anarchique. 



« L’artiste ou le poète n’est pas celui qui a la puissance ou la faculté de créer, qui un beau jour, par un acte de volonté ou obéissant à une injonction divine […], décide, comme le Dieu des théologiens, on ne sait comment ni pourquoi, de mettre en œuvre. Et de même que le poète et le peintre, le menuisier, le savetier, le flûtiste et enfin tout homme, ne sont pas les titulaires transcendants d’une capacité d’agir ou de produire des œuvres : ils sont plutôt des vivants qui, dans l’usage, et seulement dans l’usage, de leurs membres comme du monde qui les entoure, font l’expérience de soi et se constituent comme forme de vie. »

Giorgio Agamben, Création et anarchie, Rivages, 2019



Se trouver parmi les vivants, se constituer dans l’usage de mes membres et du monde comme forme de vie : belle ambition, que je souhaite être mienne en effet. — Agamben, pour être en phase avec notre époque, aurait sans doute dû mettre en premier le savetier, ou du moins le cordonnier, plutôt que « le poète et le peintre » : en ce début de xxie siècle, aucun poète ne fait le poids socialement, ni de près ni de loin, avec Christian Louboutin ou Jimmy Choo. Mais cela n’a aucune importance. Se constituer comme forme de vie est de toute façon un travail collectif, même pour les plus solitaires et les plus individualistes.

Tableau d'Alberto Giacometti

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