Jacques Roubaud, apparemment, considère Louis Zukofsky comme
le poète américain majeur du 20e siècle. (Quand on sait que ce même
20e siècle américain compte aussi, au hasard, Robert Frost, William
Carlos Williams, Wallace Stevens, e. e. cummings, Sylvia Plath ou Allen
Ginsberg – et j’accepte de ne pas compter T. S. Eliot – on est un peu surpris,
mais bon).
Je peux le dire tout de suite : après lecture du
nouveau volume de « A » de
Zukofsky qui vient de paraître aux éditions Virgile, dans une traduction
(remarquable) de Serge Gavronsky et François Dominique, eh bien, non, je ne
partage pas cet avis.
Je resitue Zukofsky. Son grand œuvre est « A », en 24 sections, depuis des années en cours de
traduction en français dans son intégralité. Avec ce volume, nous en sommes aux
sections 13 à 18. Américain, milieu du 20e siècle (il écrit des
années 20 aux années 70), juif new-yorkais. Un des membres du groupe des poètes
« objectivistes ». – Cette étiquette me semble encore plus ridicule
que la plupart des autres étiquettes en –isme qui fleurissaient en ces temps
créatifs mais agaçants, et d’ailleurs Zukofsky lui-même était à peu près de cet
avis ; mais le marketing a ses exigences, auxquelles même un poète ne peut
échapper.
Je ne veux pas faire trop long, alors je vais résumer très
rapidement la théorie zukofskienne, bien qu’elle soit intéressante. L’idée est
de se débarrasser d’un hypothétique « sujet » (forcément illusoire)
pour laisser toute la place à « l’objet » : objets qui font la
vie, objets-mots qui font le langage (« je » devient ainsi un
objet parmi d’autres). Assemblés par le poète-artisan, les mots créent
eux-mêmes un « objet », le poème. Sans doute la théorie poétique
est-elle en réalité la partie la plus intéressante de son œuvre ; mais
Zukofsky est un poète, l’important est donc de s’intéresser aux poèmes ;
et en disant cela, je ne fais que répéter ce qu’il proclame lui-même :
lisez mes poèmes plutôt que ma théorie.
Que lit-on dans « A », donc ? On lit des bouts de mots, de phrases,
de dialogues, de textes non identifiés, posés là sur la page, comme un musée
qui serait entièrement consacré à des ready-mades ; des références
érudites, des références autobiographiques, des références historiques collées
bout à bout ; des noms apparemment dans le désordre (Bach, Gagarine, Thot,
Kennedy, Vietnam, Shakespeare). Pour tout dire, l’impression est celle d’une
sorte de mécanique postmoderne de la citation qui se serait emballée. (Mais
reconnaissons à Zukofsky le mérite d’avoir été très tôt
« postmoderne »). Pour tout dire, on s’ennuie un peu (beaucoup).
– Un critique américain a dit de Zukofsky qu’il était
« a poet’s poet’s poet » : un « poète qui écrit pour les
poètes qui écrivent pour les poètes ». Cela me paraît assez bien vu. –
S’agit-il, comme on le lit partout au sujet de « A », d’un poème « épique » ? Le
qualificatif semble étrange pour un texte qui refuse précisément de se plier à
une subjectivité, donc à une vision d’ensemble. La volonté de tout dire et de tout montrer, qui motive
l’entreprise dès le début, ne suffit pas à produire une « épopée »,
même moderne ou postmoderne. On n’a pas là un projet universaliste à la Walt
Whitman. Il ne s’agit pas pour Zukofsky de créer un corps, un ensemble
organique, mais au contraire de démembrer, de décomposer bout à bout, note par
note, chose par chose. D’insister, pour chaque chose, pour chaque détail, sur
son caractère aléatoire et séparé. Le projet initial est de rendre chaque
« chose » à son « être ». Mais l’être est une illusion, il
n’a de sens et surtout d’intérêt qu’en tant que devenir au sein d’un ensemble
qui l’englobe. Or c’est ce qui manque ici : la notion, la sensation d’un
devenir englobant. Comment peut-on faire de l’épique quand on rejette le sujet
au profit de « l’objet », de la « chose » ? Zukofsky a
isolé les choses (dans leur « être ») : cela, oui, si on veut,
il l’a réussi. Mais il a, du coup, enlevé tout sens aux choses (y compris celui
d’une absence de sens), en d’autres termes, il leur a enlevé tout intérêt. Son
poème est construit sur une illusion beaucoup plus grande et trompeuse que
celle du sujet : l’illusion de l’être (comme indépendant du devenir).
C’est pour cela que, selon moi, il ne fonctionne pas.
Dommage, parce qu’il arrive malgré tout qu’on trouve de
petites perles au détour d’une page, et c’est sur celles-ci que je
terminerai :
« tout ce
que leur monde a su faire pour changer le monde
c’est de le rendre plus laid vers l’aéroport »
ou bien :
« l’enfant
nommée Silence, elle ne savait jamais si on l’appelait ou si
on lui demandait de la boucler »
Louis Zukofsky, « A » (sections 13 à 18),
traduction
de Serge Gavronsky et François Dominique, éditions Virgile, 2012
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Robert Rauschenberg : Retroactive I |