Eté 1939 à Leningrad. Des journées pleines de lumière, des nuits pleines de
douceur, mais Lev, le fils d’Anna Akhmatova, est emprisonné dans les geôles staliniennes. Il attend une
inévitable condamnation au goulag. Pour sa mère, l’attente pèse comme tous les
hivers d’une vie. Elle écrit Requiem,
qu’elle publiera beaucoup plus tard, après la mort de Staline.
Voici trois traductions différentes d’un poème du recueil, « Le
verdict » (je les ai classées par ordre de préférence).
Le verdict
La parole de marbre est tombée
Sur ma poitrine encore vivante.
Ce n’est rien. Je m’y attendais.
Je m’en sortirai, comme je pourrai.
J’ai maintenant beaucoup à faire :
Il me faut en finir avec la mémoire,
Il me faut une âme de marbre,
Il me faut apprendre à vivre de nouveau,
Sans quoi… Le murmure brûlant de l’été,
A ma fenêtre, comme une fête.
Je les voyais venir depuis longtemps
Ce jour limpide et cette maison désertée.
Maison de la
Fontanka, été 1939
Traduit du russe par Henri Deluy,
in Le Requiem, éditions Al Dante,
2015
Voilà. Le mot, pierre, est tombé
Sur mon sein encore vivant.
Ce n’est rien. Je m’y ferai.
J’étais prête depuis longtemps.
J’ai bien du travail
aujourd’hui.
Il me faut tuer ma
mémoire,
Il me faut empierrer mon
âme,
Il me faut réapprendre à
vivre.
Et pourtant…Ce foisonnement
brûlant de l’été,
Comme une fête à ma
fenêtre.
Depuis longtemps je
pressentais
Ce jour si clair, cette
maison déserte.
Eté 1939
Traduit du russe par Sophie Benech,
in Requiem, éditions Interférences,
2005
Et la parole de pierre tomba
Sur mon sein encore vivant.
Ce n'est rien. J'étais préparée.
De toute façon je m'y ferai.
Aujourd'hui, j'ai beaucoup à faire ;
Il faut que je tue ma mémoire jusqu'au bout,
Il faut que l'âme devienne comme de la pierre.
Revivre, il faut que je l'apprenne.
Sinon... Le chaud bruissement d'été
Est comme une fête derrière ma fenêtre.
Depuis longtemps je pressentais
Ce jour si clair et la maison déserte.
(Eté 1939)
Traduit du russe par Jean-Louis Backès,
in Requiem, Poème sans héros et
autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2007
Rogier van der Weyden, La descente de croix (détail : Marie)
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Passionnante mise en perspective du même texte et de 3 traductions. La première en effet se détache loin devant, elle est tellement plus fluide, plus près du ressenti et de la langue parlée. Aucun artifice, aucune grammaticalité. Le texte s'impose de lui-même. Merci de me l'avoir fait découvrir!
RépondreSupprimerM.B.Ruel
Je trouve toujours très fécond en effet de confronter des traductions entre elles. C'est intéressant aussi de voir que les éditions les plus populaires et les plus lues (Poésie/Gallimard par exemple) ne sont pas toujours les meilleures... malheureusement pour l'auteur.
SupprimerLe renvoi à la traduction de Jean-Louis Backès est erroné. On lit (page 195 de Poésie/nrf) :
RépondreSupprimerLe mot est tombé comme une pierre
Sur mon cœur qui vie encore.
Rien à dire. J’étais prête,
Il faut bien vivre avec ça.
J’ai beaucoup à faire aujourd’hui ;
Il faut tuer toute la mémoire.
Il faut que l’âme devienne pierre,
Il faut apprendre à vivre encore.
Mais non… il fait chaud, l’été murmure,
C’est comme une fête, là, dehors.
Il y a longtemps que j’y pensais,
À ce jour, à cette maison vide.
1939. Été
Il existe aussi une traduction de Christian Mouze chez Harpo & (2007) :
La parole-rocher tomba
Sur ma vivante poitrine.
Ça ne fait rien, j’étais prête,
Je viens à bout de n’importe quoi.
Aujourd’hui j’ai beaucoup à faire :
Il me faut tuer toute mémoire,
Et que mon âme se pétrifie,
Et de nouveau apprendre à vivre.
Mais pas cela… l’été brûlant murmure
Comme une fête à ma fenêtre,
Depuis longtemps je pressentais ce jour
Clair avec la maison déserte.
1939, été. Maison sur la Fontanka
Pouvez-vous indiquer d'où vient la traduction faussement attribuée (et vérifier du coup les autres) ?
Merci de cette contribution à la connaissance de la poésie d'Akhmatova.
Charles Demièville.
Lapsus calami : "Sur mon cœur qui vit encore".
RépondreSupprimerClt.
Merci beaucoup d'avoir relever cette erreur. C'est très agaçant de constater que malgré le sérieux qu'on se flatte de mettre à son ouvrage, on commet toujours des erreurs. Heureusement qu'il y a des lecteurs attentifs !
SupprimerLa traduction que j'avais attribuée à Jean-Louis Backès semble être en fait de Paul Valet, aux éditions de Minuit. J'ai dû me mélanger dans mes notes. Personnellement, la seule traduction que je possède chez moi est celle des éditions Al Dante ; pour comparer avec les autres traductions, j'avais emprunté des livres à la bibliothèque. Je ne les ai donc plus. Pour répondre à votre question, j'ai demandé l'aide de l'incontournable Google, mais cela reste donc à vérifier...
relevé
SupprimerEt merci aussi, d'ailleurs, pour les 2 nouvelles traductions que vous ajoutez au dossier.
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