L’écriture :
"Le goût quasi charnel qu’un écrivain (sinon il n’est qu’à
peine un écrivain) a pour les mots, pour leur corpulence ou leur carrure, pour
leur poids de fruits ronds qui tombent de l’arbre un à un, ou au contraire pour
la vertu qu’ils ont de changer « en délice leur absence », de s’évanouir
à mesure au seul profit de leur sillage élargi, il arrive qu’il se transforme
peu à peu sans se renier tout au long d’une vie. Quand j’ai commencé à écrire,
c’était l’ébranlement vibratile, le coup d’archet sur l’imagination que je leur
demandais d’abord et surtout. Plus tard, beaucoup plus tard, j’ai préféré
souvent la succulence de ces mots compacts, riches en dentales et fricatives,
que l’oreille happe un à un comme le chien les morceaux de viande crue (…).
" (p. 157)
Lecture :
"Ce qui occupe l’enseignant
dans une œuvre d’art, pour des raisons professionnelles d’ailleurs valables, ce
n’est pas la libre imprégnation qui permet d’en jouir, ce sont les prises
extérieures par lesquelles on peut la saisir (…). Mais le secret d’une œuvre réside
bien moins dans l’ingéniosité de son organisation que dans la qualité de sa
matière : si j’entre sans préjugé dans un roman de Stendhal ou un poème de
Nerval, je suis d’abord et tout entier seulement odeur de rose, comme la statue de Condillac (…), et par là l’œuvre d’art
me livre son caractère opératoire distinctif, qui est d’occuper immédiatement
et sans différenciation aucune toute ma cavité intérieure, à la manière d’un
gaz qui se dilate." (p. 172)
Julien Gracq, En lisant, en écrivant,
José Corti, 1980
Franz Kline |
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