Mes poèmes : "Tétra"


Voici un petit poème (d’amour, me semble-t-il) écrit quand j’habitais à un quatrième étage (maintenant ce ne  serait plus possible, je suis au troisième). Il est paru dans la revue Poésie sur Seine.


Tétra

Quatre saisons pour t’oublier
Quatre points cardinaux pour t’égarer
Quatre éléments pour te décomposer
Quatre évangiles pour te mentir

Quatre étages pour te retrouver


 Tableau de Marc Chagall

Vide-poche : le romancier polonais Witold Gombrowicz


Personnellement je connais très peu de poètes dans la vraie vie. Et les poètes que je connais – quand j’y pense – sont plutôt très sympas, et les pieds sur terre. Pourquoi alors est-ce que je ne peux pas m’empêcher de trouver que Gombrowicz a raison d’être aussi méchant ?
Je ne cite pas tout, juste un peu :

« Quand ils se sentent attaqués [les poètes], la seule chose qu'ils savent faire est affirmer que la poésie est un don des dieux, s'indigner contre le profane ou se lamenter devant la barbarie de notre temps, ce qui, il est vrai, est assez gratuit. Le poète ne s'adresse qu'à celui qui est pénétré de poésie, c'est-à-dire qu'il ne s'adresse qu'au poète, comme un curé qui infligerait un sermon à un autre curé. (…)
Les poètes continuent à s'accrocher fébrilement à une autorité qu'ils n'ont pas et à s'enivrer de l'illusion du pouvoir. Chimères ! Sur dix poèmes, un au moins chantera le pouvoir du verbe et la haute mission du poète, ce qui prouve que le "verbe" et la "mission" sont en danger... »

C’est tiré du petit texte « Contre la poésie » de Witold Gombrowicz, traduit par Annie Morvan.

Une traduction : deux poèmes de Robert Graves


Robert Graves est un étrange personnage, un excentrique comme seule l’indispensable Grande-Bretagne semble capable d’en fournir. Tour à tour soldat dévoué, traumatisé de la Grande Guerre, adorateur de la Grande Déesse, séducteur soumis, exilé volontaire sur l’île de Majorque, centre d’une troupe d’admirateurs toujours renouvelée, écrivain prolixe jamais angoissé devant la page blanche ; et aussi père de huit enfants.

Ce n’est pas un grand poète, sans doute, mais c’est un bon poète.

Les plus accessibles de ses textes sont ses poèmes d’amour, délicats et jamais mièvres. En voici deux; pour le premier, plus court, j'ai essayé dans la mesure du possible de reproduire le vers rimé et rythmé.




Aimez sans espoir

Aimez sans espoir, comme le jeune oiseleur
Enleva son chapeau pour la fille du seigneur :
Ainsi s’échappèrent les alouettes prisonnières,
Elles chantaient autour d’elle, qui cheminait altière.


Love Without Hope

Love without hope, as when the young bird-catcher
Swept off his tall hat to the Squire's own daughter,
So let the imprisoned larks escape and fly,
Singing about her head, as she rode by.




Amour malade

Ô Amour, nourris-toi de pommes tant que tu le peux,
Sens le soleil, chemine vêtu d’atours royaux,
Sourire innocent sur la chaussée céleste,

Même si horrifié tu écoutes aussi le cri
Qui lugubre fuse dehors dans le noir,
La bête aveugle et muette, la furie paranoïaque :

Aie chaud, profite de la saison, relève la tête,
Si exquise au rythme de son sang corrompu,
Cette gloire tremblante n’est pas à mépriser.

Prends ton plaisir dans le temporaire,
Marche dans l’espace entre nuit et nuit – un chemin lumineux,
Qui a de la tombe l’étroitesse, mais non la paix.


Sick Love 

O Love, be fed with apples while you may,
And feel the sun and go in royal array,
A smiling innocent on the heavenly causeway,

Though in what listening horror for the cry 
That soars in outer blackness dismally, 
The dumb blind beast, the paranoiac fury:

Be warm, enjoy the season, lift your head, 
Exquisite in the pulse of tainted blood, 
That shivering glory not to be despised.

Take your delight in momentariness, 
Walk between dark and dark—a shining space 
With the grave’s narrowness, though not its peace.

Traduction © Murièle Camac


Tableau d'Edouard Munch

Vide-poche : la photographe américaine Jane Evelyn Atwood

 
Ça vaut vraiment le coup d’aller voir les expos à la Maison européenne de la photographie ce mois-ci !
Voici une réflexion de la photographe Jane Evelyn Atwood que j’y ai glanée :

« On a parfois l’impression que les photos ne servent à rien. Il faut les faire quand même. »

Dans mes périodes d’optimisme, je me dis la même chose pour les poèmes : il faut les faire quand même. Dans mes périodes de doute, je me dis le contraire – et je n’écris rien.
Et je ne sais toujours pas lequel, de l’optimisme ou du doute, est la meilleure voie.


 Photo Jane Evelyn Atwood

Mes poèmes : poème sans titre


En lisant, en écrivant : la principale source d’inspiration pour écrire des poèmes, ce n’est sans doute ni l’introspection, ni l’observation du monde, mais la lecture d’autres poèmes. Personnellement je cite assez peu mes sources poétiques dans mes propres textes – je donne assez peu de noms de poètes – car je préfère éviter le name dropping, ce tic de la ‘postmodernité’.
Je l’ai fait quand même pour ce tout petit poème : en décembre 2009 (je crois), je lisais des poèmes de René Char, et j’écrivais ceci.



« Je n’aime le réel que soulevé ». Ainsi écrit René Char. Pourtant ce qui est beau, c’est d’aimer le réel tel qu’il est.


plat



Surface


La photographie imprime une surface : il est fascinant de penser que rien n’est plus plat, en art, qu’une photographie. La seule image qui puisse rivaliser avec elle dans la mise à plat, c’est le texte : texte ou photographie, juste des bouts de papier. Toutefois le texte n’est image (et mise à plat) que secondairement. Un tableau a au moins la profondeur de la couche de peinture ; cela lui donne une épaisseur matérielle que l’art contemporain a d’ailleurs souvent cherché à souligner. Même le cinéma a une épaisseur que n’a pas la photographie : celle du temps de la narration – le temps n’est-il pas une matière ?

La photographie, c’est la mise à plat par excellence. Est-ce de là que vient la fascination qu’elle exerce ? Une photographie attrape immédiatement le regard et le retient sans effort. C’est vraiment l’autre côté du miroir : en face d’elle, il y a eu – il y a – tout un monde de matières mouvantes ; sur la surface en papier de la photographie, il n’y a plus que l’empreinte de lumière et d’ombre laissée par ces matières mouvantes. C’est presque à une disparition de la matière qu’on assiste – et en même temps, paradoxalement, à la preuve de son existence, ou au moins de son existence passée.

Bien sûr, « mise à plat » ou « superficialité » ne sauraient être ici des notions négatives : ce plat de la photographie contient toutes les profondeurs du monde (profondeur de champ), il contient aussi la profondeur de la rêverie qu’elle suscite.

Après l’explosion à Hiroshima, un photographe japonais, Eiichi Matsumoto, a pris la photo d’une porte sur laquelle s’était imprimée l’ombre d’un corps humain et d’une échelle, tous les deux désintégrés par la bombe, dématérialisés. (Cette photo est actuellement visible à la très belle exposition « L’ombre de la guerre » à la Maison européenne de la photographie, à Paris). Image de la photographie ultime, image de la fascination que la photographie exerce : la matière s’est transformée en ombre, le corps humain est devenu une surface imprimée, la mort est mise à plat, rendue visible. 


 Photo Eiichi Matsumoto

Un extrait du poème de Walt Whitman "Chanson de moi-même" (texte anglais et traduction de Jacques Darras)

 
A peu près à l’époque où Baudelaire, romantique agonisant et désespéré ironique, donnait aux Français ses fleurs malades et magnifiques, de l’autre côté de l’Atlantique et du monde Walt Whitman élaborait pour les Américains une œuvre toute à l’opposé, et tout aussi magnifique. Comment ne pas adorer Whitman ? Ce serait ne pas aimer la liberté, la candeur, l’amour, un continent inconnu, les hommes, les femmes, la poésie, l’herbe vert tendre. Ce serait ne pas s’aimer soi-même. 
Comment ne pas adorer quelqu'un qui, en toute simplicité, trouve l’odeur de ses aisselles « arôme plus subtil que la prière » ? 
Je me demande si Baudelaire aurait aimé Whitman.

***
Pur produit de Manhattan, Walt Whitman : un cosmos !
Fort en gueule, charnel, sensuel, mangeur, buveur, baiseur,
Pas sentimental, pas au-dessus des autres hommes, ni des autres femmes ni à part d’eux,
Ni plus immodeste que modeste.

Qu’on dévisse les serrures aux portes !
Qu’on dévisse les portes de leurs charnières !

Si tu avilis quelqu'un c’est moi que tu avilis,
Quoi que tu dises ou fasses cela me reviendra.

/…/ Par moi toutes ces voix longtemps muettes,
Ces voix d’interminables générations de prisonniers, d’esclaves
Ces voix de désespérés, de malades, de voleurs, de nabots,
Ces voix de cycles de préparation, d’accrétion,
De fils connectant les étoiles, d’utérus, de semence de père,
De droits d’individus opprimés par d’autres,
De difformes, de laids, de plats, de méprisés, d’imbéciles,
De la brume dans l’air, du scarabée roulant sa boule de fumier.
Par moi les voix interdites,
Les voix de la faim sexuelle, voix voilées – et moi j’enlève le voile –,
Les voix indécentes, clarifiées, transfigurées par mes soins.

Je ne me comprime pas la bouche avec les doigts,
Je n’ai pas moins de délicatesse pour les intestins que pour la tête ou le cœur,
Le coït n’est pas plus sale pour moi que la mort.

Je crois à la chair, à ses appétits,
Voir, ouïr, toucher sont des miracles, pas une des particules qui ne soit miracle.

Divin je suis, dedans, dehors, sanctifie ce que je touche, ce qui me touche,
L’odeur de mes aisselles est arôme plus subtil que la prière,
Ma tête, mieux qu’églises, que bibles, que credo.

S’il y a quelque chose que je vénère plus que tout ce sera toujours la surface de mon corps, de sa plus infime part,
Oui, toujours ce moule translucide de moi-même !

Traduction: Jacques Darras, Feuilles d'herbe, Poésie Gallimard.


Walt Whitman, a kosmos, of Manhattan the son,
Turbulent, fleshy, sensual, eating, drinking and breeding,
No sentimentalist, no stander above men and women or apart from them,
No more modest than immodest.

Unscrew the locks from the doors!
Unscrew the doors themselves from their jambs!

Whoever degrades another degrades me,
And whatever is done or said returns at last to me.



/…/ Through me many long dumb voices,
Voices of the interminable generations of prisoners and slaves,


Voices of the diseas'd and despairing and of thieves and dwarfs,
Voices of cycles of preparation and accretion,
And of the threads that connect the stars, and of wombs and of the father-stuff,
And of the rights of them the others are down upon,
Of the deform'd, trivial, flat, foolish, despised,
Fog in the air, beetles rolling balls of dung.

Through me forbidden voices,
Voices of sexes and lusts, voices veil'd and I remove the veil,
Voices indecent by me clarified and transfigur'd.

I do not press my fingers across my mouth,
I keep as delicate around the bowels as around the head and heart,
Copulation is no more rank to me than death is.

I believe in the flesh and the appetites,
Seeing, hearing, feeling, are miracles, and each part and tag of me is a miracle.

Divine am I inside and out, and I make holy whatever I touch or am touch'd from,
The scent of these arm-pits aroma finer than prayer,
This head more than churches, bibles, and all the creeds.

If I worship one thing more than another it shall be the spread of my own body, or any part of it,
Translucent mould of me it shall be you!


 
Extrait de vidéo de Pipilotti Rist

Vide-poche : le poète Saint-John Perse


En ces temps où l'énergie nucléaire commence (enfin) à être remise en question, un salut à Saint-John Perse qui termine ainsi son allocution au banquet Nobel de 1960:

"Face à l'énergie nucléaire, la lampe d'argile du poète suffira-t-elle à son propos ? 
— Oui, si d'argile se souvient l'homme."

Essayons donc de ne pas nous laisser aveugler.


Tableau de Georges de la Tour

Mes poèmes : "cri"


cri
silence
brûlure
déchirure
sang
mot
seuil
blanc
absence
trace
poème


ai-je oublié des mots
je crois que j’ai l’essentiel des mots
qu’on doit utiliser
quand on veut écrire
un poème contemporain



...Ce jour-là, je devais être de mauvaise humeur contre la pratique poétique de certains de mes contemporains (ça m’arrive). Je lisais différents auteurs depuis quelques jours et je trouvais qu’ils utilisaient tous les mêmes mots, et qu’ils les utilisaient mal, de manière superficielle. Alors j’ai fait une liste de dix de ces mots agaçants (mes contemporains adorent les listes) et c’est devenu un petit poème sarcastique. Les deux mots qui m’irritaient le plus, sur le moment, étaient « seuil » – apparemment incontournable depuis Dans le leurre du seuil de Bonnefoy – et « déchirure » – tous ces poètes déchirés, ça fait désordre, non ?
Mais ce qui m’amuse le plus, c’est que la liste toute seule, telle quelle, ressemble vraiment beaucoup à ce que pourrait être l’un de ces poèmes contemporains au premier degré qui m’avaient agacés.
Patrice Maltaverne a publié ce poème dans le n° 38 de sa Traction-Brabant, avec une légère différence : le dernier mot y était « résistance », mais je l’ai depuis remplacé par « poème »…


  Œuvre d'Annette Messager

Lieux


Il me semble qu’écrire des poèmes en rapport (direct ou non) avec un lieu demande en général une connaissance approfondie, intime de ce lieu ; je ne pense pas que les poèmes écrits en voyage, de passage quelque part, inspirés par des séjours touristiques, soient bons, la plupart du temps. – Il y a bien sûr toujours des exceptions. – Même les poèmes de Nicolas Bouvier sur les lieux qu’il parcourt, par exemple (dans Le dedans et le dehors), ne sont pas vraiment convaincants, alors que sa prose sur le même sujet est exceptionnelle ; c’est même sans doute à l’intérieur de cette prose que se situent ses meilleurs poèmes. L’écriture poétique semble pouvoir émerger très difficilement d’un rapport trop superficiel au lieu. Il faut rester longtemps quelque part pour écrire un poème sur ce quelque part.

En cela, la poésie écrite diffère de la photographie, cette écriture poétique de l’image : car la photographie au contraire semble se nourrir du déplacement, du voyage, de l’impression fugitive. La photographie imprime une surface : il est logique qu’elle trouve sa matière dans le glissement sur la surface des lieux.

L’écriture poétique est en quelque sorte un complément de la photographie (ou l'inverse) : elle transcrit une profondeur. 


 Photo William Eggleston