Un film: "Amour fou" de Jessica Hausner


La figure du grand écrivain romantique – ici Heinrich von Kleist – ne sort pas grandie du film Amour fou de Jessica Hausner… Et la poésie – celle de Goethe notamment, présente à travers le lied « La violette » chanté par le personnage féminin principal – y apparaît d’une totale futilité : un simple divertissement bourgeois sans conséquence. Pourtant, les textes chantés constituent un écho troublant à la vie de la femme qui les chante. Mais ils sont incapables d’exprimer réellement l’ennui abyssal qui la mine de l’intérieur. 

Henriette Vogel, femme vidée par la vie, ne sera pas sauvée par la poésie, mais sacrifiée par un poète sans fantaisie. Leur « amour fou », finalement, ne sera qu’une mise en scène pas très au point. 

Celle de Jessica Hausner, par contraste, est d’une implacable efficacité. Elle nous dit qu’on ne saurait tricher avec la réalité. Et, tout en dénonçant les mythes trompeurs de la poésie, elle pratique elle-même une forme aboutie de poésie cinématographique : celle qui, tout en captant la beauté là où elle se trouve (son film se caractéristise par une grande beauté visuelle), dénonce toute forme d’aveuglement et de prétention. 

Il revient aux femmes d'incarner « l’ironie éternelle de la communauté », dit Avital Ronell. Jessica Hausner s’acquitte magistralement de ce rôle.



3 commentaires:

  1. Vos réflexions sur ce film me donnent très envie de le voir. On y trouve bon nombre d'éléments qui nous occupent en psychanalyse: les faux-semblants, la prétention, les masques , multiples causes de malaise et de crise existentielle. "On ne saurait tricher avec la réalité" dites-vous...mais qu'entendez-vous par réalité? Le Réel perçu par chacun ? Si je comprends bien , la réalisatrice fait œuvre décapante et met à jour les mécanismes sociaux d'aveuglement ordinaire dont seraient les premières victimes les femmes... Seulement elles?
    Que sous-entend la formule "l'ironie éternelle de la communauté"?
    Voilà bien des questions ! Merci de m'éclairer un peu plus...

    Marie-Brigitte RUEL

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    1. Excusez-moi Marie-Brigitte pour cette réponse tardive à votre commentaire. J'espère que vous avez eu le temps de voir le film entre temps ! La réalisatrice fait oeuvre décapante en effet, et pour une psychanalyste, je pense qu'il peut être particulièrement intéressant.
      Les femmes n'y sont pas les seules victimes de l'aveuglement - tous, hommes et femmes, sont également touchés. Ils s'aveuglent eux-mêmes et en même temps souffrent de cet aveuglement auquel il semble très difficile d'échapper. Pourtant le personnage féminin paraît finalement prendre conscience de ce fait. Mais cela même n'est pas certain, l'ambiguïté reste jusqu'au bout : est-elle la plus lucide de tous (tragiquement lucide), ou s'enferme-t-elle au contraire dans un aveuglement plus tragique encore que les autres? On ne le saura pas.
      Cette "ironie éternelle" qu'incarne ici, pour moi, la réalisatrice, c'est cela: non seulement elle prend une distance insolente avec la figure du grand écrivain, mais elle questionne aussi, à travers son personnage féminin ambigu, sa propre entreprise de lucidité. La lucidité est-elle possible? Souhaitable? N'est-elle pas un aveuglement supplémentaire, celui de croire qu'on a tout compris? Il faut être un habitué des marges (une femme, par exemple) pour être capable de pousser aussi loin l'ironie.

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  2. Merci, Murielle, pour cette analyse approfondie.
    Non je n'ai pas vu le film, je ne vis pas à Paris, j'attendrai le DVD.
    Vaste question, celle de la lucidité. Est-elle seulement souhaitable? En effet, si l'on pense avoir tout compris, c'est inquiétant, je trouve. Quelque chose doit forcément échapper... J'aime bien cette dernière réflexion sur l'ironie qui implique de la distance , forcément.

    Marie-Brigitte RUEL

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