"eau"

 Dernier poème de la série "Paros" publié dans Friches.




eau


bruissement de l’averse embrassant le jardin
je dors et dehors
l’eau tombe en trombes

baiser bruissant de la mer et du sable
il y a dix ans
une petite chambre en bois blanc
un logis posé sur un océan               
je dors et dehors
la mer amant fatigué
vient ronfler dans mon oreille



Nicolas de Stael, Tempête



"Fin de jour (2)"

 Suite de la série "Paros".


 
fin de jour (2)


Face à la mer orange la montagne est mauve.
Les herbes des champs distillent l’alcool du dernier soleil,
offrant au vent un or tremblant suspendu
entre ciel et terre et friable sous les doigts.
Les hirondelles dansent
comme si ce soir tout finissait ;
c’est l’heure en transe où elles croisent au ciel
les chauves-souris du silence.
En bas, les chèvres claudiquent vers leur abri,
les pattes attachées deux par deux,
indifférentes aux ballets de la liberté.        
La lune en train de mourir se lève sur la montagne
et projette des ombres inconnues.
Le ciel se tait. Les odeurs parlent. J’écoute.


Vassily Kandinsky, "Paysage de montagne"

"Fin de jour"

Un autre poème de la série « Paros », paru dans le n° 108 de Friches (voir aussi et ).


fin de jour


ciel de nacre, mer de nacre
émulsion lisse irisée
pas de place pour l’angoisse
dans ce rosé laiteux
où s’enfonce un ferry

– coquillage gazeux
duquel émergent
de maigres adolescents
Vénus en garçons
perles de leur mère

sur les rochers
noir squelette de la mer
un chat en chasse qui vient
de rater un oiseau s’assoit
comme un touriste devant

le coucher de soleil
et les serveurs aux terrasses des cafés
eux aussi s’arrêtent pour laisser
leurs yeux prendre le large
j’ai perdu ma journée aujourd’hui

et que faire ?


Claude Gellée dit le Lorrain : Ulysse remet Chryséis à son père

Vide-poche : Gerard Richter

Paroles de Gerard Richter :

« Je n’obéis à aucune intention, à aucun système, à aucune tendance ; je n’ai ni programme, ni style, ni prétention. J’aime l’incertitude, l’infini et l’insécurité permanente. » 
(Lu dans la rétrospective consacrée au peintre allemand, actuellement à Paris au Centre Pompidou.)

Etonnante en effet la diversité des styles de ce peintre, qui a l’air d’un photographe qui aurait l’air d’un peintre… : figuration hyperréaliste ; abstraction très colorée, ou au contraire presque monochrome ; parfois minimalisme à l’esthétique industrielle (pas la partie de son œuvre que je préfère, mais saluons la constante volonté d’expérimentation).

Ce refus de la théorie et du système fait un bien fou dans un monde artistique qui apparaît souvent obsédé – sclérosé – par la théorie et le système. L’œuvre de Gerard Richter prouve qu’un vrai créateur n’a strictement aucun besoin de système préétabli, de programme sécurisant, ces accessoires de l’art qui, sans doute, sonnent bien, mais qui ne correspondent à rien de ce qui fait la création. Un créateur a besoin exactement de cela : « l’incertitude, l’infini et l’insécurité permanente ».


Peinture de Gerard Richter

Le sexe de la poésie

Le poème de Sylvia Plath (voir post précédent) me donne l’occasion de soulever un douloureux problème : celui des poètes femmes. Douloureux, oui. Surtout en France. Et surtout, évidemment, quand on est une femme. Pendant très longtemps, il ne m’est même pas venu à l’idée que je pouvais écrire des poèmes parce que pour moi, tout simplement, les femmes n’écrivaient pas de poèmes. Des romans, oui. De la poésie, non. Ce n’était évidemment pas une remarque que je m’étais faite consciemment (sinon j’aurais pu la combattre) ; c’était une évidence assimilée malgré moi, de l’ordre du lavage de cerveau en quelque sorte – comme tout ce qui concerne le statut des femmes dans la société, leur pseudo-nature, et la résignation qu’on nous enseigne (aux femmes) depuis le berceau – oui, même encore maintenant.

Alors, oui, je sais, la situation change : non seulement les femmes écrivent des poèmes mais on trouve désormais un bon nombre de femmes publiées, on trouve même quelques femmes officiellement reconnues en tant que poètes – pas autant que d’hommes, tout de même, il ne faut pas exagérer  –, on trouve même Valérie Rouzeau en couverture du Matricule des anges. Il n’empêche. Pour moi, l’absence d’une tradition poétique de langue française par les femmes est plus que douloureuse. Elle est intolérable.  Je me sens orpheline. C’est formidable d’avoir des contemporaines, mais je voudrais des ancêtres. Je n’en ai pas. Et j’ai du mal à comprendre pourquoi si peu de femmes poètes semblent évoquer la question alors qu’à moi, elle me semble si importante. 

Quels sont les grands poètes femmes de langue française depuis qu’on a quitté le 16e siècle, ce qui fait quand même un bout de temps, et Louise Labé ? (et je ne parle même pas du fait qu’il est de bon ton maintenant de dire que ce n’est pas une femme qui a écrit les poèmes de Louise Labé !) Je veux bien m’efforcer de sauver, pour la cause, Marceline Desbordes-Valmore par exemple, qui a quelques poèmes tout à fait réussis à son actif, mais au fond de moi, soyons honnête, je n’y crois pas : non, Marceline Desbordes-Valmore, paix à son âme, n’est pas un grand poète. C’est simple, il n’y en a pas. Et qu’on ne vienne pas me dire que l’important est la qualité du poète et non son sexe : le sexe, c’est loin d’être un détail, surtout quand on se trouve appartenir au « faible », au « deuxième ». (Je précise : ce n’est pas ici d’une éventuelle « écriture féminine » que je veux parler, mais bien, tout simplement, de poèmes écrits par ces individus que la société appelle des femmes – ces individus qui ont des seins et un vagin et n’ont pas de barbe ni de pénis).

C’est en partie la raison pour laquelle j’ai eu un tel choc quand j’ai lu Emily Dickinson pour la première fois : pas seulement parce que c’était extraordinaire, inouï, bouleversant, mais parce qu’en plus c’était une femme qui écrivait. Sylvia Plath a été une révélation du même ordre, un autre éblouissement. C’est dans le monde anglo-saxon que je me suis trouvé des ancêtres.


Helene Schjerfbeck, Autoportrait

Un poème de Sylvia Plath: "Miroir" (texte anglais et traduction de Valérie Rouzeau)

Il est presque dommage que Sylvia Plath ait été si jolie, si photogénique à la Grace Kelly – et s’il est également très dommage qu’elle se soit suicidée si jeune, à 31 ans, ce n’est pas uniquement parce que cela a interrompu une œuvre a son apogée – mais parce que, comme sa photogénie, cela jette une ombre sur l’intérêt porté à sa poésie : l’ombre terrible du scepticisme. Lit-on ses poèmes parce qu’ils sont bons, ou parce qu’ils ont été écrits par une jolie jeune femme désespérée ?

A vrai dire, personnellement, je ne comprends même pas que la question se pose. Et je trouve assez exaspérant le mépris que certains critiques continuent d’afficher à l’égard de Plath. On peut imaginer Grace Kelly princesse, mais pas poète. Pourtant, il suffit de lire le recueil Ariel ou les poèmes de la dernière année pour savoir que Sylvia Plath est un vrai poète. Il suffit de les relire pour comprendre qu’elle est, en fait, un très grand poète.

Les traductions que Valérie Rouzeau en a faites en français sont remarquables.


Miroir

Je suis d’argent et exact. Je n’ai pas de préjugés.
Tout ce que je vois je l’avale immédiatement,
Tel quel, jamais voilé par l’amour ou l’aversion.
Je ne suis pas cruel, sincère seulement —
L’œil d’un petit dieu, à quatre coins.
Le plus souvent je médite sur le mur d’en face.
Il est rose, moucheté. Je l’ai regardé si longtemps
Qu’il semble faire partie de mon cœur. Mais il frémit.
Visages, obscurité nous séparent encore et encore.

Maintenant je suis un lac. Une femme se penche au-dessus de moi,
Sondant mon étendue pour y trouver ce qu’elle est vraiment.
Puis elle se tourne vers ces menteuses, les chandelles ou la lune.
Je vois son dos, et le réfléchis fidèlement.
Elle me récompense avec des larmes et une agitation de mains.
Je compte beaucoup pour elle. Elle va et vient.
Chaque matin c’est son visage qui remplace l’obscurité.
En moi elle a noyé une jeune fille, et en moi une vieille femme
Se jette sur elle jour après jour, comme un horrible poisson.

Traduction Valérie Rouzeau, dans Sylvia Plath, Œuvres, Quarto Gallimard, 2011


Mirror

I am silver and exact. I have no preconceptions.
Whatever I see I swallow immediately
Just as it is, unmisted by love or dislike.
I am not cruel, only truthful-
The eye of the little god, four cornered.
Most of the time I meditate on the opposite wall.
It is pink, with speckles. I have looked at it so long
I think it is a part of my heart. But it flickers.
Faces and darkness separate us over and over.

Now I am a lake. A woman bends over me,
Searching my reaches for what she really is.
Then she turns to those liars, the candles or the moon.
I see her back, and reflect it faithfully.
She rewards me with tears and an agitation of hands.
I am important to her. She comes and goes.
Each morning it is her face that replaces the darkness.
In me she has drowned a young girl, and in me an old woman
Rises toward her day after day, like a terrible fish.

Sylvia Plath, The Collected Poems, 1981


Lucian Freud, Girl in a Dark Jacket

Vide-poche : Hervé Guibert à propos de Pina Bausch

En 1982, Hervé Guibert écrit dans Le Monde, à propos de l’art de Pina Bausch :

« Peut-être que la danse, plus que les larmes, est le sifflet léger d’une soupape de l’âme. Est l’imploration de cesser d’être l’homme sociable, réglé, dompté, pour redevenir animal, dieu, eau, feu. »

Je vois dans la poésie une imploration semblable – quel que soit le sens que l'on donne à "animal, dieu, eau, feu".


"L'homme sociable" endimanché devient corps anguleux, danse cocasse, énergie collective...  Dans le magnifique film "Les rêves dansants, Sur les pas de Pina Bausch".

Un film : "Oslo 31 août" de Joachim Trier

Il est beau. Il est intelligent. Il comprend. Il est encore jeune, ou pas encore vieux. Il a lu tous les livres, et la chair est triste, hélas. Il a de l’humour. Il comprend.
Il marche.
A Oslo, à la fin de l’été, une lumière magnifique baigne les rues, les parcs, et la nuit aussi semble posséder une luminosité particulière. Les gens sont beaux. Ils se parlent.
Ça pourrait donner envie de vivre, ça pourrait donner envie de mourir. C’est triste, ce n’est pas vraiment triste, c’est juste un manque. Tout le monde connaît ça.



Une critique du recueil "Rose activité mortelle" de Cécile Mainardi

Ce que je voudrais relever d’emblée, c’est le plaisir qu’il y a à lire les textes de Cécile Mainardi. Le plaisir est un critère que je trouve assez rarement sous la plume ou dans la bouche des critiques. On a souvent l’impression que l’idée de lire pour le plaisir serait honteuse, de l’ordre du péché. Il faut lire pour de plus nobles motifs. Certes. Et ces plus nobles motifs peuvent guider une lecture de Cécile Mainardi, et je pense qu’on ne sera pas déçu. Mais le plaisir reste aussi une excellente raison de la lire.

Le plaisir de lire Cécile Mainardi en est un parce qu’il découle directement du plaisir (manifeste) qu’elle éprouve à écrire, et à écrire sur ce plaisir d’écrire. Le plaisir paraît assez peu compatible avec l’idée de tragédie, et l’entreprise poétique de Cécile Mainardi ne relève pas du tragique ; elle ne tire pas son inspiration du tourment ; pas chez elle de cri, de déchirure, de brûlure, de torture et autres passages obligés du poète qui souffre : elle en est préservée par son humour, sa fantaisie, sa curiosité. Mais le plaisir n’est pas incompatible avec la tristesse. Le ton qui domine dans la plupart de ses poèmes et le charme qui s’en dégage rappellent la poésie d’Apollinaire : une sorte de tristesse joyeuse, de plaisir mélancolique.

Cécile Mainardi le revendique elle-même : elle est « une grande actriste ». Ecrire la tristesse, la jouer, s’en jouer. Elle joue, donc, nage, filme, écrit, embrasse, tire ses poèmes argentiques dans des bacs d’eau superliquide… Tout cela, c’est la même chose et pourtant jamais tout à fait pareil, et tout cela nous donne un étrange plaisir.

d ans l’eau superliquide, on ne peut pas révéler de photographie /…/ à croire que l’eau superliquide ne produit pas de révélation, mais que directement elle photographie en rafales ce qu’on voit/quand ce qu’on voit est vu par les mêmes yeux que ce qu’on lit

En fait, elle nous rappelle tout simplement pourquoi elle, pourquoi on écrit de la poésie : pas parce qu’on a le privilège de côtoyer les dieux, pas parce qu’on vit des choses supra-humaines dont le commun des mortels n’aurait aucune idée, ni même nécessairement parce qu’on doit jouer de la lyre pour aller chercher Eurydice aux Enfers. Mais essentiellement parce que travailler la langue est une intense jouissance. On suit ainsi la poète dans son activité jouissive, on la lit – lire et écrire de la poésie relèvent d’un même travail sur la langue. Avec elle on nage dans la langue comme dans une eau magique, et dans cette eau superliquide on retrouve notre corps superflexible, notre cerveau superamoureux de 15 ans, des seins fraîchement poussés, des cuisses bombées, des phrases qui coulent et qui se lisent toutes seules ! Et si on y retrouve également la tristesse de l’absence, cela ne saurait être tragique. Car n’est-ce pas cette absence précisément que vient remplir le poème ?

alors pour ne pas disparaître, je prends un accent
le premier accent que je prends est le bon
puis je replonge sous l’eau démoussée de mon bain
avec soudain des seins de fille de 15 ans

J’avais déjà été enthousiasmée par L’immaculé conceptuel, Deuxième blondeur, précédent recueil de Cécile Mainardi. Rose activité mortelle est pour moi une vraie réussite poétique, de celles qu'on voit très rarement, et qui marquent.

Cécile Mainardi, Rose activité mortelle, Flammarion, 2012


Photo (cynaotype) Michael McCarthy


"La faute aux fautifs"

"Comment des écrivains peuvent-ils s'inscrire dans une campagne électorale, ou plus généralement, dans un rendez-vous sociétal et citoyen ?"
Pour répondre à cette question, les éditions ActuSf ont demandé à des écrivains et poètes d'écrire des textes en rapport avec les présidentielles de 2012 et ont publié ces textes dans une anthologie intitulée "Appel d'air", la 2e du nom.
Elle est téléchargeable gratuitement ici.
Voici ma contribution.

 
La faute aux fautifs

« Si à cinquante ans on n'a pas une Rolex, on a raté sa vie. »
Jacques Séguéla en 2009
 
La finance arrogante qui s’emballe dans sa course,
qui organise la crise pour pimenter la Bourse,
c’est la faute aux fainéants qui touchent le RSA.

Les banques mal gérées qui demandent des millions
en échange de que dalle, qui nous prennent pour des cons,
ça c’est la faute aux profs, ils nous coûtent bien trop cher.

Les petits chefs hargneux qui harcèlent par réflexe,
pour être promus plus vite et s’acheter une Rolex,
c’est la faute à ceux qui lisent La Princesse de Clèves.

Les centrales nucléaires qui commencent à faire peur,
la terre qui chauffe, les glaces qui fondent, les abeilles qui meurent,
ça c’est la faute aux Roms, pasqu’y vivent en roulotte.

Les terroristes fous, qui, en tirant dans le tas,
croient qu’ils vont convertir le monde à leurs diktats,
c’est la faute au halal, au casher, au pas-comme-moi.


Photo Martin Parr, série "Luxury"