Rose Ausländer, Eté aveugle


Eté aveugle (Blinder Sommer) de Rose Ausländer a fait l’objet de deux traductions récentes, l’une chez Æncrages & Co, l’autre chez Héros-Limite. Des poèmes poignants, et deux beaux livres.
Æncrages & Co offre une sélection de poèmes avec leur version originale et des gravures, l’ensemble linotypé (ô cérémonie du papier dur en léger relief sous les doigts…). 
Héros-Limite offre le recueil intégral.

Un poème en deux versions (et de légères divergences de sens) :

Ombre

Mon géant noir
n’a rien à envier aux lances du soleil
Il dresse
une tente

Nous y entrons
trouvons là
cuisine fraîche

Je prépare le thé à la rose
A la cuillère je dégage
une fenêtre de lumière
à l’abri de mon géant

Rose Ausländer, Eté aveugle (Blinder Sommer), traduit de l’allemand par Dominique Venard, Æncrages & Co, 2010 ; avec des gravures de Dadao




Mon noir géant
tenant en respect les lances du soleil
dresse
une tente 

Nous y entrons
y trouvons
une fraîche cuisine  
     
Je prépare un thé à la rose
je mange à la cuiller une fenêtre
de lumière
protégée par mon géant  

Rose Ausländer, Été aveugle, traduit de l’allemand par Michel Vallois, Héros-Limite, 2015


Mein schwarzer Riese
den Sonnenlanzen gewachsen
schlägt auf
ein Zelt

Da ziehen wir ein
da haben wir eine
kühle Küche

Ich braue den Rosentee
ich löffle ein Fenster
aus dem Licht
von meinem Riesen beschützt

Rose Ausländer, "Schatten"


© Jean-Michel Fauquet

Suzanne Doppelt : Amusements de mécanique


La nature, la forêt, ses herbes et ses flaques d’eau, ses silences et ses échos, vus comme une énigme à élucider, comme un cosmos à résoudre (le Cosmos de Witold Gombrowicz inspire ce livre). Il suffit de changer la perspective, par exemple de se faire araignée pendue au bout d’un fil, pour que tout se déplie, se déploie différemment. Le regard est une drôle de mécanique avec laquelle Suzanne Doppelt s’amuse. Des images passent, « un endroit où l’esprit le plus logique est susceptible de faillir », « un film ou un rêve que l’on fait à moitié éveillé ». Ce sont des solutions d’optique alternatives.





le liseron s’enroule à droite et quand il fait chaud le trèfle remue à vue d’œil, rien ne bouge autant qu’un végétal sinon un animal, le scarabée chemine et l’escargot alterne des phases de voyage et d’immobilité car chacun en se mouvant marque un temps d’arrêt à un moment ou un autre, quant à l’homme qui marche et qui cherche, il s’arrête à peu près quand il veut. Pour continuer ou revenir sur ses pas, s’écarter, zizgaguer, changer de cap, dans ce théâtre de verdure c’est un automate fouineur dont le trajet capricieux et macabre refait le monde, des distances étonnantes, des virages affolants et des flèches souvent, pour lui indiquer le bon sens, fabrique un mélange de traits, une belle arborescence qui prend forme suivant le lieu et l’heure. Midi celle sans ombre, le trafic y est réduit et le chemin lui-même devient méditatif, un long poste d’observation, ou la nuit et comment la réalité surgit d’une promenade maniaque mais retombe chaque fois dans le chaos pour ce piéton infatigable

Suzanne Doppelt, Amusements de mécanique, P.O.L, 2014


© Carol Panaro Smith & James Hajicek

Laurent Danchin : « la synergie de l’œil, de la tête et de la main »

Moi, j’aime bien les colonnes Buren du Palais-Royal. Mais c’est vrai que, comme le dit l’historien de l’art Laurent Danchin, les rayures de Buren, on se les tape depuis 40 ans (quoique : Buren semble être passé récemment aux carrés : même lui en a eu marre des rayures). Comme s’il n’y avait personne d’autre à soutenir comme artiste, en France. Comme s’il n’y avait pas d’autre forme d’art que cet art conceptuel officiel. Il y a quelque chose de pourri au royaume de l’arcontemporain, qui a choisi le (pseudo-)concept contre le faire :


« [Dans l’art contemporain,] on a remplacé le savoir-faire par du discours. C’est de la théorie. Par exemple, vous avez un livre de 900 pages illisibles pour justifier les colonnes de Buren. C’est un art qui, au fond, copie la façon de procéder des ingénieurs, ou de la publicité, c’est-à-dire qu’on pense qu’il y a d’abord une idée et qu’ensuite il y a de pauvres techniciens, très méprisés d’ailleurs – ce qui rétablit une hiérarchie – qui exécutent l’idée. (…)

La création artistique, c’est la synergie de l’œil, de la tête et de la main. Si vous dissociez le travail de la main, en disant que c’est un simple technicien qui le fait, il n’y a plus de création. C’est une perversion grave de l’art. (…) On a dissocié les différentes composantes de la création et du coup, ça n’a plus de sens. »


Laurent Danchin dans une interview vidéo, visible sur FB


© Jonathan Shimony, artiste contemporain qui peint un monde en train de s'écrouler: "ça n'a plus de sens"...

Jean-François Mathé: Agrandissement des détails

On ne parle pas assez de Jean-François Mathé. C’est que sa poésie n’est pas spectaculaire, pas tape-à-l’œil, pas déchirée ni déchirante, pas non plus divertissante, elle ne cherche pas l’effet. Elle ne brasse pas d’air mais justement pour cela, elle sait créer du vent, réellement :
Le vent se retourne
comme quelqu'un sans visage,
et nous nous traversons l’un l’autre
sans étreinte au passage.
Moi, en lisant cela dans le métro, assise au milieu de mes semblables patients, j’ai reçu une rafale en pleine face. J’ai été traversée. Beat that.

La poésie de Jean-François Mathé n’est pas spectaculaire mais elle est nourrissante, ce qui vaut beaucoup mieux. Personnellement, sa lecture me procure des sensations similaires à la contemplation des tableaux de Giorgio Morandi, par exemple (les vrais tableaux, et non leur reproduction numérique sur internet, cela va de soi). Pas en ce qui concerne les thèmes, mais pour la vibration, le tremblé, pour l’émotion de la ligne. Le peintre figuratif crée un espace de vie sur sa toile, autour du motif représenté et en celui-ci : la nature morte vit. De même, chez Jean-François Mathé, les mots tremblent, réagissent les uns aux autres et créent un espace de vie autour d’eux : les détails s’agrandissent à la dimension de la vie entière.
N’est-ce pas cela, la poésie ?
Lisez donc Agrandissement des détails.



A coups de lumière froide, février taille les jardins jusqu’à l’essentiel. On a l’impression d’y grandir par le silence et la pureté, par des enjambées matinales qui ont gardé du sommeil le pouvoir de tout traverser sans rien abîmer au passage. Et l’on irait longtemps ainsi, du clair au plus clair encore, si les cris des corbeaux ne tiraient soudain du silence les lambeaux de ce qui a secrètement pourri sous le temps.

Jean-François Mathé, Agrandissement des détails,  Rougerie, 2007


Giorgio Morandi, Nature morte

Vide-poche: Cecìlia Meireles


Une citation de citation… C’est aussi beaucoup comme ça que la poésie circule : hors contexte, hors recueil, hors sol natal ; un éclat de lumière soudain dont on ne connaît pas la provenance (et qu’importe, parfois ?).

Voici donc un bref éclat de la poète brésilienne Cecìlia Meireles, citée par Colette Seghers, elle-même citée par Pierre Kobel sur l’excellent blog La Pierre et le sel :


Je chante parce que l'instant existe
et que ma vie est complète
Je ne suis ni gaie ni triste
je suis poète


Paula Modersohn-Becker, Autoportrait (à voir en ce moment, l'exposition au Musée d'Art moderne de Paris)

Murièle Modély, "Les lignes parallèles"


En complément au post sur la parution de Murièle Modély & compagnie (et en guise de rappel), un extrait du poème d’ouverture de ladite Murièle Modély. Certes c’est un peu du copinage parce que je suis dans le livre, mais c’est aussi et surtout que je trouve ses textes, qui constituent la première partie du livre, très forts et très marquants. Jugez vous-même :


tu
le lèches des yeux
sous la boule à facettes
ton regard ponce élime
comme une scie

puis
six heures sonnent
et ta mère
pose
sa main
sur toi

alors que tes ongles rongés
imaginent sous leur fil
sa paire
de jeans

tu
languis de l’aimer
lui le il le mâle
circonflexe mobile
sur son cou rose pâle

mais ta mère ta mère
au corps bas et pesant
te montre ton sûr
futur
reflet

Murièle Modély & compagnie, mgv2>publishing, 2016 




Larry Clark, série "Tulsa"

Guillaume Decourt : Les Heures grecques


Après Constantin Cavafy, encore un peu de Grèce, encore un peu de jouissance des corps sous le soleil. Guillaume Decourt dans Les Heures grecques raconte en dizains ses amours avec Vassiliki et ses relations avec le « pays de sa femme », poursuivant ainsi son autobiographie (son autofiction ?) poétique après La Termitière ou Diplomatiques. Le recueil est dédicacé au poète Frédéric Musso, mais je ne peux m'empêcher de trouver pour ma part (et même si Guillaume Decourt lui-même n'est pas forcément d'accord) qu'il a surtout un petit air de famille avec la poésie de William Cliff, ce qui n'est pas un mince compliment.

Ici la jouissance des corps est certes moins triste que chez Cavafy (et moins honteuse !), mais non dénuée d’un certain sentiment de culpabilité : l’idée d’un ratage ou d’une illégitimité semble toujours hanter d’une façon ou d’une autre les poèmes de Decourt, alors même qu’ils chantent le désir et le plaisir. Le bonheur boite, comme son amour, comme ses décasyllabes mal découpés (rebelles au rythme 4-6 ou à tout autre, cassant en deux des verbes à la rime…). C’est ce qui fait le charme irrésistible de cette poésie, mélange de volupté et d’autodérision : un enchantement qui se dit sur le mode du regret. — Ce qui n’est pas raté, assurément, ce sont les poèmes de ce nouveau recueil.


Ressources

Je paresse également beaucoup trop
Dans cette Grèce où je n’existe pas
Où j’aime et je vis presque malgré moi
A la taverne pendant le repas
Je ne m’exprime qu’avec peu de mots
Et souris pour avoir l’air d’être là
Je suis désormais sans ressources et
Je n’écris que peu  – j’attends que ça vienne –
« Soleil » « Vassiliki » ai-je noté
Dans mon carnet tâché de mer Ionienne



Guillaume Decourt, Les Heures grecques, Lanskine, 2015
 

Nicolas de Stael, Paysage méditerranéen

Constantin Cavafy, Jours anciens

Dans ce recueil, Cavafy, considéré comme le premier poète grec de la modernité, chante ses amours avec des garçons : amour « honteux », plaisir « interdit », « anormal », « condamné », dans des lieux « louches » et « vulgaires ». Surtout, il dit le temps qui fait tout disparaître, amours et chambres minables. Et la poésie qui donne le sens dernier.


Accoudé et couché sur leurs lits

Dans la maison de plaisirs
je ne demeure pas dans la salle où l'on célèbre
banalement les amours avouables.

Je vais dans les chambres secrètes
m'accouder et coucher sur leurs lits.

Je vais dans les chambres secrètes
qu'on ne peut même nommer sans honte.
Mais moi je n'ai pas honte : quelle sorte
de poète, d'artiste, serai-je !
Plutôt l'ascèse ! Cela convient mieux,
beaucoup mieux, à ma poésie,
que de me plaire à la salle commune.

Constantin Cavafy, Jours anciens, traduit du grec par Bruno Roy,
Editions Fata Morgana, 2015


Michel-Ange, Schiavo che si ridesta

Parution : Murièle Modély & compagnie



Attention, que du bon ! Murièle Modély & compagnie, ouvrage collectif, vient de paraître ce mois d'avril 2016, édité par Walter Ruhlmann et co-édité par Murièle Modély.

C’est le dernier volume des X & compagnie, série pilotée par Walter Ruhlmann depuis 2012 avec Amber Decker & Friends.

Avec des textes de Murièle Modély bien sûr, mais aussi de moi-même Murièle Camac, de Anna Jouy, Lidia Badal, Marlène Tissot, Al Denton, Jean-Marc-Flahaut, Perrine Le Querrec, Céline Renoux. Que du bon on vous dit.

Photographie de couverture de Bruno Legeai. Illustrations Maxime Dujardin.

© mgv2publishing ; contributeurs, avril 2016
86 pages — 7€ plus frais de port
Disponible ici.



David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval


Ce titre extraordinaire est emprunté à Ossip Mandelstam, et la deuxième épigraphe du livre est tiré du Pilate de Jean Grosjean. C’est dire que David Bosc place son ouvrage sous le signe du poème beaucoup plus que du roman. Poème narratif, histoire d’une folie dérisoire et magnifique, celle de Sonia A. — comme celles, avant elle et très différentes, du Nerval d’Aurélia ou du Rimbaud d’Une Saison en enfer.
La Sonia de David Bosc a réellement existé mais elle fait aussi penser par exemple à Francesca Woodman, à Alejandra Pizarnik ou à Sylvia Plath : une très jeune femme, artiste, diariste, folle. Vie, poème et folie se mélangent. A la fin, c’est le poème qui gagne.

Extraits :

« Quand on apprend une langue étrangère et qu’on commence à la comprendre dans la rue, on s’étonne, on s’offusque de ce que les gens, ayant la maîtrise d’un si bel instrument, ne disent point des choses plus singulières. Mais dans toutes les langues, hélas, a rose is a rose is a rose.
(…)

Bulles infimes de solitude, les vagabons, les amoureux, les lecteurs, font dans la soupe collective un ferment qui nous sauve. Et si la plupart des bulles échouent à remonter à la surface, qu’importe : ça travaille, ça lève.
(…)

      Dis, c’est un miroir ou un trou de serrure ?
      Hein ?
      Dans ton bouquin, tu regardes vivre les autres ou tu ne vois partout que toi ? »

David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval, Verdier, 2015


Francesca Woodman, Untitled