Emmanuel Merle : entretien et poème


Je me rends compte que j’ai oublié de signaler le très bel entretien qu’Emmanuel Merle m’a accordé pour le dernier numéro de Poésie/première (de décembre 2015)… Oubli inexplicable. Mais il n’est pas trop tard pour lire la revue, heureusement…

Difficile de choisir un passage, mais voici un extrait où Emmanuel Merle évoque son dernier et magnifique recueil, Dernières paroles de Perceval (L’Escampette, 2015) — et, à travers lui, la poésie :


« La parole tue de Perceval, au moment même où le hasard lui offre la possibilité de parler, de savoir, peut-être de donner du sens, reste une faillite de l’humanité : j’ai voulu que Perceval sorte de son rôle de héros rêveur et impitoyable pour devenir un homme simplement, avec ses doutes, ses faiblesses, mais aussi sa capacité enfin trouvée à aimer. Ni plus ni moins ce n’est rien d’autre que le rôle de la poésie. J’ai voulu le voir vieillir, et trouver un arrangement avec son existence. Ce que, bien sûr, nous cherchons tous. »


Et voici l’un des forts poèmes publiés à la suite de l’entretien, du recueil Les Mots du peintre dédié au peintre Georges Badin (recueil bientôt publié aux éditions Encre et Lumière) :


La montagne est un être ce soir,
qui appelle le peintre et redresse sa mémoire.

Lui, fébrile, veut dire l'instant et sa durée,
veut tremper ses doigts dans ce rose
et ce gris – la beauté même – qui le font naître
à nouveau.

Mais l'instant, qui peint lui aussi, et sans cesse,
parle déjà: n'es-tu pas présent?
N'est-ce pas suffisant? dit l'instant suivant.
Ce qui est
promet toujours assez.

L'être de la montagne, son appel?
Un saisissement, une poignée de mains
dans l'ombre du soir.

Emmanuel Merle dans Poésie/première, n° 63, décembre 2015
(voir aussi ce qu’en dit Jacques Morin dans le Magnum de Décharge.)


Toile de Georges Badin

Vide-poche : Jean-Luc Godard (via Nathalie Léger)



« Et ça, c’est trop transparent ou pas assez ?
— Ça dépend si vous voulez montrer la vérité.
— C’est comment la vérité ?
— C’est entre apparaître et disparaître. »


Citation de Jean-Luc Godard (dans le film Détective
en exergue au Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger, P.O.L., 2012



Anna Karina dans Pierrot le fou, de Jean-Luc Godard

Eugène Savitzkaya, extrait de "Bufo bufo bufo"


Bizarre, bizarre, bizarre. Ça fait penser aux Chants de Maldoror, à Hyeronimus Bosch, à Dostoïevski, à Beckett, et finalement à rien de ce qu’on connaît.
 
Après son remarquable roman Fraudeur – que je trouve en réalité plus réussi – il m’a paru intéressant cependant de faire une incursion dans les poèmes d’Eugène Savitzkaya. Un petit aperçu :



Chair de poisson

Je suis un garçon tranquille, la nuit je laboure,
de boue est mon cœur pétri, lavé de noire eau pure,
je conduis des camions, je charge du charbon dans la
coque pourrie, je visite les fonds, contre le mur
je salive et je crache, de la lumière du feu
j’ai peur, comme un porteur d’eau je titube, comme
l’éperlan, j’ai la bouche close et les dents
desserrées, blanc du soleil sur mes flancs et ma
queue, poudre de pierre, la fleur de claire farine,
parmi les branches, là où le vent souffle, là
où coule le sable, se renverse la montagne
éphémère et pure, pleine d’eau, glacée et tendre,
de craie fine posée sur la mer, là je bois la
saveur, ma bouche au jet, ma main au bec,
limon qui me parfume, (…)


Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, Minuit, 1986 
 

© Michael Ackerman, série "Half life"

Eugène Savitzkaya, extrait de "Fraudeur"


Eugène Savitzkaya écrit des poèmes et des romans, mais c’est peut-être dans le roman qu’il est le plus poète – de même que Nicolas Bouvier par exemple est meilleur poète dans L’Usage du monde que dans ses poèmes.
Chaque texte qui compose l’étrange et inclassable roman Fraudeur paru l'an dernier est magnifique. Un peu au hasard :


Avant de descendre l’escalier de la si maigre maison, le garçon franchit le palier du premier étage et pousse la porte de la chambre de ses parents. Sa mère semble profondément endormie, la tête blottie dans l’oreiller en duvet d’oie, un bras nu étendu sur la couverture légère du lit matrimonial. Elle dort dans la lumière et les mouches vrombissent. Quel âge peut avoir cette femme qui semble dormir ? Quel chemin a-t-elle parcouru avant d’arriver ici dans ce lit en bois ? Le livre commence ici et je n’ai pas la moindre idée du trajet qu’il prendra. Dans mon métier, il est nécessaire de se munir d’échelles mais inutile de posséder un mètre ruban, une montre. Un métronome est admis : le cœur, ses secousses, ses arythmies et ses arrêts à mesurer.

Eugène Savitzkaya, Fraudeur, Minuit, 2015


Josef Koudelka, série "Gypsies"

Vide-poche: John Cage

« Ce qu’il nous faut, c’est le silence. Et ce qu’il faut au silence, c’est que je continue de parler. »

John Cage, entendu à la radio (France Culture bien sûr), cité en français.


Masaccio, détail (autoportrait) de La Résurrection du fils de Théophile

Anna Akhmatova, trois traductions du "Verdict"


Eté 1939 à Leningrad. Des journées pleines de lumière, des nuits pleines de douceur, mais Lev, le fils d’Anna Akhmatova, est emprisonné dans les geôles staliniennes. Il attend une inévitable condamnation au goulag. Pour sa mère, l’attente pèse comme tous les hivers d’une vie. Elle écrit Requiem, qu’elle publiera beaucoup plus tard, après la mort de Staline.

Voici trois traductions différentes d’un poème du recueil, « Le verdict » (je les ai classées par ordre de préférence).



Le verdict

La parole de marbre est tombée
Sur ma poitrine encore vivante.
Ce n’est rien. Je m’y attendais.
Je m’en sortirai, comme je pourrai.

J’ai maintenant beaucoup à faire :
Il me faut en finir avec la mémoire,
Il me faut une âme de marbre,
Il me faut apprendre à vivre de nouveau,

Sans quoi… Le murmure brûlant de l’été,
A ma fenêtre, comme une fête.
Je les voyais venir depuis longtemps
Ce jour limpide et cette maison désertée.

                                                Maison de la Fontanka, été 1939

Traduit du russe par Henri Deluy,
in Le Requiem, éditions Al Dante, 2015




Voilà. Le mot, pierre, est tombé
Sur mon sein encore vivant.
Ce n’est rien. Je m’y ferai.
J’étais prête depuis longtemps.

J’ai bien du travail aujourd’hui.
Il me faut tuer ma mémoire,
Il me faut empierrer mon âme,
Il me faut réapprendre à vivre.

Et pourtant…Ce foisonnement brûlant de l’été,
Comme une fête à ma fenêtre.
Depuis longtemps je pressentais
Ce jour si clair, cette maison déserte.

                                                Eté 1939
Traduit du russe par Sophie Benech,
in Requiem, éditions Interférences, 2005




Et la parole de pierre tomba
Sur mon sein encore vivant.
Ce n'est rien. J'étais préparée.
De toute façon je m'y ferai.

Aujourd'hui, j'ai beaucoup à faire ;
Il faut que je tue ma mémoire jusqu'au bout,
Il faut que l'âme devienne comme de la pierre.
Revivre, il faut que je l'apprenne.

Sinon... Le chaud bruissement d'été
Est comme une fête derrière ma fenêtre.
Depuis longtemps je pressentais
Ce jour si clair et la maison déserte.

                                                (Eté 1939)

Traduit du russe par Jean-Louis Backès,
in Requiem, Poème sans héros et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2007


Rogier van der Weyden, La descente de croix (détail : Marie)

Jean-Philippe Domecq sur le problème de l’art contemporain


Ça faisait longtemps que je ne m'étais pas énervée contre "l'art contemporain"... Allons-y donc !

« Il y a tout de même un problème. Il y a un problème dans ce que [Claude Lévi-Strauss] a appelé ‘le métier perdu’, c’est-à-dire dans la négation de l’intelligence du faire. Le fait de faire quelque chose fait que (…) l’œuvre d’art est plus intelligente que la préconception que l’on peut en avoir — que l’artiste peut en avoir.
Rembrandt, on ne va pas me faire croire qu’il n’avait pas des concepts dans la tête. Ils étaient moins formulés que peut-être pour l’art conceptuel des années 60, mais il avait des concepts. Il n’en demeure pas moins que l’œuvre dépasse ses intentions. Et là où il y a un problème de la critique d’aujourd’hui, c’est que (…) une partie de la production, au fond, a créé un jeu rhétorique entre la théorie et la pratique qui fait que la pratique répond à la théorie. Alors à ce moment-là, à quoi bon ? (…) Autant faire de la théorie appliquée. L’art n’est pas une théorie appliquée. »

Jean-Philippe Domecq entendu dans Les Nouveaux chemins de la connaissance,
sur France Culture, le 01/01/16


  
J’ai déjà abordé plusieurs fois, ici ou (ou ), ce problème de la perte du « métier » chez les artistes contemporains, sans savoir – je ne suis pas une spécialiste, juste une qui écrit des poèmes et qui regarde des œuvres d'art – que Claude Lévi-Strauss avait déjà fait le même constat en 1981 (dans un article qui par ailleurs peut susciter quelques réserves). L’art contemporain a laissé tomber « l’intelligence du faire », comme le dit Jean-Philippe Domecq. Et sans cette intelligence-là, qui est un peu le principe fondateur de l'art, eh bien… il ne reste pas grand-chose à ce dernier. La théorie. Le concept. Comme si l’art devait devenir de la philo.

Peu sont ceux dans le monde de l’art contemporain à oser s’élever contre la dictature de la pensée unique qui domine celui-ci : contre l’académisme omnipotent de l’art institutionnel et institutionnalisé, théorique et théorisant, à la fois complètement soumis à l’injonction d’une « transgression » obligatoire (contradiction dans les termes) et complètement moralisateur.
Complètement soumis, surtout, aux lois et à l’idéologie du capitalisme le plus arrogant, ennemi de la complexité et de la finesse — ça ne rapporte pas assez.

Je suis d’accord avec Domecq lorsqu’il déclare que la critique est la grande coupable de cet état de fait, plus encore que les artistes (qui après tout font ce qu’ils veulent). Coupable de bêtise, selon lui – ce que je trouve généreux de sa part – ; plutôt coupable de mauvaise foi et de lâcheté, selon moi.

Evidemment, Domecq, de même que les quelques autres critiques qui, comme lui, osent s’élever contre cette pensée unique, se fait systématiquement traiter de réac. Trouver faible – très faible – l’art contemporain institutionnel, c’est donc refuser son époque, c’est donc être réac. Quel raisonnement !

La critique d’art institutionnelle, petit chien servile des grands capitalistes qui utilisent l’art pour spéculer à leur aise (en France, Pinault et Arnault, les deux no-no), promeut une production creuse, superficielle, fainéante ; au mieux, bling-bling (au moins ça brille). Cette ennuyeuse prolifération non seulement envahit les musées mais surtout – c’est bien pire – elle empêche des artistes excellents mais non alignés d’accéder à une reconnaissance.

Mais on n’a pas le droit de critiquer. On n’a pas le droit de trouver indigent Jeff Koons, affligeants les pois de Damian Hirst, déprimant le pseudo-joyeux Murakami, insipide le pseudo-scandaleux Paul McCarthy, rasoir le gentil (?) Ai Weiwei, et chiants comme la mort les innombrables musées d’art contemporain qui, de par le monde, nous les infligent, toujours les mêmes. Non, on ne peut pas, ce serait réac.

— On va quand même dans ces musées d’art contemporain parce que la plupart, heureusement, sont sauvés par leur architecture : de véritables œuvres d’art, elles. C’est que l’architecture ne tolère pas la fainéantise ni l’ignorance du métier. Merci Frank Lloyd Wright, Renzo Piano, Frank Gehry, Herzog & de Meuron, Tadao Ando, et les autres…

Et puis on y va aussi parce que parfois, entre une expo bling-bling Jeff Koons et une expo poët-poët Andy Warhol, on nous y montre des merveilles : au Centre Pompidou, en ce moment, c’est Anselm Kiefer qui régale !

Anselm Kiefer, Tempelhof

L’exposition « I love John Giorno » à Paris


Je reste partagée au sujet des performances. En poésie aussi bien qu’en art, d’ailleurs. Le principal problème, il me semble, est qu’il s’agit d’un véritable métier – le métier de comédien, en gros, ou bien de danseur – et que ce fait est rarement pris en compte. Ainsi la spectatrice doit souvent subir des amateurs qui jamais n’obtiendraient un rôle au théâtre mais que, en art ou en poésie, curieusement, on laisse faire sans oser critiquer. La performance veut se situer hors catégorie, et de ce fait, elle se situe également hors de portée des critiques habituelles de spectacles. C’est bien commode. Mais le résultat est la médiocrité très fréquente des performances. Alors que quand la personne connaît son métier et est véritablement un ou une comédienne, on assiste souvent à des « événements » qui marquent.

Je parle de cela parce que je suis allée voir une exposition riche en performances, l’exposition « I love John Giorno » au Palais de Tokyo (qui se termine ce week-end). Le temple parisien de l’art contemporain, en consacrant toute une rétrospective à John Giorno, poète et non artiste (mais le parcours est conçu par Ugo Rondinone, un artiste), met en pleine lumière la zone frontière où se trouve une partie de la poésie actuelle : mi-art contemporain mi-poésie contemporaine.

A ce titre, l’exposition est vraiment intéressante : elle regorge de « contemporain ». Brouiller les genres, comme elle le fait, c'est indéniablement être contemporain. En d’autres termes, c’est faire plaisir aux critiques.

Pourtant, au-delà du côté « contemporain » trendy, ce qu’on retient surtout de cette rétrospective, c’est la personnalité charismatique de John Giorno : c’est sa personne. Et la conviction que le vrai brouillage des frontières, des époques et des genres, il vient précisément de ce charme que peut dégager une personne — sorte de léger miracle quotidien. Cela peut se produire indépendamment de l’âge (Giorno a 75 ans), du sexe, de l’apparence physique, et d’une quelconque « contemporanéité » ou non.

La performance sur le poème « Thanx 4 nothing » notamment, filmée et projetée en ouverture dans la première salle, est vraiment captivante (mais évidemment il est préférable de comprendre l’anglais…). On trouve aussi une lecture de ce poème sur Youtube, moins aboutie cependant que la performance mise en scène et en lumière dans l’exposition.

John Giorno n’est peut-être pas un très grand poète, mais c’est certainement un vrai comédien ; un grand charmeur, un envoûteur. Portés par sa diction de New-Yorkais allumé et par son air de petit rital sorti d’un film de Scorsese, ses textes ont le don de transporter dans une Amérique qu’on a tous fantasmée et que lui a vécue, celle de la génération beatnik et du pop art, celle des drogues et du sexe « dans tous les sens ». L’Amérique des fifties et des sixties qui contrôlait le monde et dont une partie des artistes et poètes s’est vouée à une perte de contrôle totale – souvent jusqu’à la mort.

Le charme de John Giorno lui vient d’une époque et d’un pays précis, et de ce qu’il dépasse ce pays et cette époque. Dans ce type de poésie, la performance prend tout son sens. L’œuvre d’art, c’est John Giorno lui-même plus que ses textes. 



I want to give my thanks to everyone for everything,
and as a token of my appreciation,
I want to offer back to you all my good and bad habits
as magnificent priceless jewels,
wish-fulfilling gems satisfying everything you need and want,
thank you, thank you, thank you,
thanks.

May every drug I ever took
come back and get you high,
may every glass of vodka and wine I’ve drunk
come back and make you feel really good,
numbing your nerve ends
allowing the natural clarity of your mind to flow free,
may all the suicides be songs of aspiration,
thanks that bad news is always true,
may all the chocolate I have ever eaten
come back rushing through your bloodstream
and make you feel happy,
thanks for allowing me to be a poet
a noble effort, doomed, but the only choice.

John Giorno, extrait de « Thanx 4 nothing »

Je veux remercier tout le monde pour tout,
et en gage de ma gratitude,
je veux vous offrir en retour toutes mes bonnes et mauvaises habitudes
comme des joyaux magnifiques et inestimables,
des gemmes porte-bonheur accomplissant tous vos besions et tous vos souhaits,
merci, merci, merci,
merci.

Que toutes les drogues que j’ai prises
puissent revenir et vous défoncer,
que chaque verre de vin et de vodka que j’ai bu
puisse revenir pour que vous vous sentiez bien,
pour apaiser vos terminaisons nerveuses
pour permettre à la clarté naturelle de votre esprit de s’émanciper,
que tous les suicides puissent être des chants d’aspiration,
merci pour les mauvaises nouvelles qui sont toujours vraies,
que tout le chocolat que j’ai mangé
puisse revenir pour parcourir votre flux sanguin
et vous rendre heureux,
merci pour me laisser être un poète
un noble effort, voué à l’échec, mais le seul choix.

Traduction du Palais de Tokyo

John Giorno, poème visuel

Ariel Spiegler, "J’ai mis ton chien dans mon poème"


Ouvrons l'année 2016 en faisant le vœu qu'elle soit moins triste que 2015 et en pariant sur l'avenir : en l'occurrence, sur Ariel Spiegler, jeune poète qui semble n’avoir pas encore publié de recueil mais qu’on trouve ici ou là – à chaque fois avec bonheur – en revue et sur le net. Par exemple, sur le site de Recours au poème, qui nous dit qu’elle est née en 1986 à Sao Paulo – et rien de plus – si ce n’est qu’elle écrit de petites choses délectables comme ceci :


J’ai mis ton chien dans mon poème.
Il y a bavé très longtemps.
Je pense à des dimanches blêmes
d’hiver où il pleut doucement,
au mois de mai qui veut qu’on aime
et qu’on embrasse son amant.
Je veux sortir de la semaine
et voler éternellement.



© Max Neumann

Federico Garcia Lorca, "Prendimiento de Antoñito el Camborio"


Parfois aussi [voir post précédent], les poèmes sont là où on les attend. Par exemple, à l’école, dans une salle de classe. Et l’effet peut être tout aussi puissant. 

Je ne sais pas pourquoi, en cours d’espagnol, dès la première année, la poésie était régulièrement présente, alors qu’en cours d’anglais, jamais : mystère des programmes de l’Education nationale. – Au lycée, donc, après avoir eu le choc Baudelaire en cours de français, j’ai eu le choc Garcia Lorca en cours d’espagnol. Ce n’était que le début des chocs.


Celui-là, je l’avais appris par cœur et je m’en souviens encore :


Prendimiento de Antoñito el Camborio en el camino de Sevilla

a Margarita Xirgú

  Antonio Torres Heredia,
hijo y nieto de Camborios,
con una vara de mimbre
va a Sevilla a ver los toros.
Moreno de verde luna
anda despacio y garboso.
Sus empavonados bucles
le brillan entre los ojos.
A la mitad del camino
cortó limones redondos,
y los fue tirando al agua
hasta que la puso de oro.
Y a la mitad del camino,
bajo las ramas de un olmo,
guardia civil caminera
lo llevó codo con codo.

          *

  El día se va despacio,
la tarde colgada a un hombro,
dando una larga torera
sobre el mar y los arroyos.
Las aceitunas aguardan
la noche de Capricornio,
y una corta brisa, ecuestre,
salta los montes de plomo.
Antonio Torres Heredia,
hijo y nieto de Camborios,
viene sin vara de mimbre
entre los cinco tricornios.

  Antonio, ¿quién eres tú?
Si te llamaras Camborio,
hubieras hecho una fuente
de sangre con cinco chorros.
Ni tú eres hijo de nadie,
ni legítimo Camborio.
¡Se acabaron los gitanos
que iban por el monte solos!
Están los viejos cuchillos
tiritando bajo el polvo.

          *

  A las nueve de la noche
lo llevan al calabozo,
mientras los guardias civiles
beben limonada todos.
Y a las nueve de la noche
le cierran el calabozo,
mientras el cielo reluce
como la grupa de un potro.



Capture d’Antoñito el Camborio sur le chemin de Séville

a Margarita Xirgú


Antonio Torres Heredia,
petit-fils et fils Camborio,
un roseau en main à Séville
va voir des courses de taureaux.
Jeune homme brun de verte lune
quand il marche il est lent et beau.
On voit briller entre ses yeux
ses boucles bleues et noir corbeau.
Arrivé à la mi-chemin
il coupa des citrons tout ronds
et les jeta dans le fleuve
jusqu’à ce qu’il devînt d'or blond.
Et c'est là, à la mi-chemin,
au-dessous des branches d'un orme,
que la gendarmerie mobile
le fit avancer sous ses ordres.

          *

Le jour s’en va tout doucement,
le soir accroché à l’épaule,
comme une cape, il se déploie
sur le fleuve et la mer qu’il frôle.
Les olives sont en attente
de cette nuit de Capricorne
et une courte brise, équestre,
sur les monts plombés se transporte.
Antonio Torres Heredia,
petit-fils et fils Camborio,
accompagné de cinq tricornes,
n’a plus à la main son roseau.

Antonio, mais qui es-tu donc ?
Si tu t’appelais Camborio
tu aurais fait une fontaine
de sang coulant en cinq ruisseaux.
Tu n’es ni le fils de quiconque,
ni légitime Camborio.
C’en est bien fini des gitans
marchant seuls à flanc de coteau !
Tremblent de froid sous la poussière
les vieilles lames des couteaux.

          *

Arrivés le soir à neuf heures,
ils le conduisent au cachot,
pendant que la garde civile
boit de la citronnade à l’eau.
Et c’est là, le soir à neuf heures,
qu’on lui a fermé son cachot
pendant que le ciel resplendit
comme la croupe des chevaux.


Federico Garcia Lorca, Complaintes gitanes, traduction de Line Amselem,
édition bilingue Allia, 2003


Josef Koudelka, série "Les Gitans"