Un film: "Le Havre" de Aki Kaurismaki

Aki Kaurismaki : un photographe qui fait des films.
André Wilms : une statue antique un peu décrépite dans un bar PMU. Un visage qui fait tout passer sans presque rien faire.
Le Havre : du béton qui sait capter la lumière.
Le Havre, le film : un poème en images et en couleur – poème politique, conte de fées, poème d’amour.




Mes poèmes : Copié-collé 2010 (2)

La deuxième série de phrases copiées-collées, initialement à lire en diptyque avec la précédente.




copié-collé 2010 (2)


le logiciel néolibéral est toujours le seul présenté comme légitime, malgré ses échecs patents

la première population rom arrive en France en 1420

l’explosion des dettes publiques est la conséquence des plans de sauvetage de la finance et de la récession provoquée par la crise bancaire

la loi du 23 février 2005 reconnaissait le « rôle positif » de la colonisation

les salariés de l’équipement automobile Continental ont été licenciés en 2010 alors qu’ils avaient accepté, deux ans plus tôt, les sacrifices financiers que leur demandait la direction en échange d’un hypothétique maintien d’emploi

la famille joue un rôle très important

les discours martiaux du « tout sécuritaire » compliquent énormément le travail des policiers sur le terrain

cuisiner relève de la lenteur et de l’ombre

il s’agit bien d’adapter, coûte que coûte, les sociétés européennes aux exigences de la mondialisation

peut-on parler de noir et blanc comme on l’entend d’ordinaire ? si ses blancs à l’inquiétante radicalité évoquent bien souvent des précipices, ce sont paradoxalement ses noirs ténébreux qui nous empêchent d’y tomber


 Photo Sebastiao Salgado

Mes poèmes : Copié-collé 2010 (1)

Je me pose régulièrement la question suivante : comment parler de la société dans laquelle je vis, comment évoquer la situation politico-économique si présente dans tous les discours et dans les esprits ?

Comment ouvrir le poème au monde de l’argent et du pouvoir, qui sont si manifestement ses antithèses ?

Je n’ai pas vraiment trouvé de réponse. Victor Hugo a fait de très beaux poèmes politiques… Mais c’était une autre époque, et puis c’était Victor Hugo.

Malgré tout, j’essaie. Ne trouvant pas crédible (pour l’instant, en tout cas) de parler moi-même, en mon nom, de tels sujets, j’ai décidé d’emprunter les discours des autres. J’ai donc réalisé deux séries de « copié-collé » à partir de phrases trouvées dans des journaux et des magasines en 2010.

La première de ces deux séries est parue récemment dans le n° 42 de Traction-Brabant. Patrice Maltaverne (le patron du poézine) l’avait légèrement modifiée, avec mon plein accord bien sûr ; je donne ici la version première.

 
copié-collé 2010 (1)


le romani, apparenté à l’hindi, existe depuis plus de mille ans

ce que nous avons vu, c’est une politique cohérente et systématique en faveur de la classe dominante

un réalisateur français, d’origine algérienne, s’est autorisé à voir la guerre d’Algérie de « l’autre côté »

bien conseillés par des avocats fiscalistes, les contribuables les plus aisés peuvent ainsi se rapprocher de l’impôt zéro et parfois l’atteindre

on a des codes : honneur, respect, famille, ne pas s’attaquer aux pauvres, aux enfants ou aux vieux

permettre à la finance d’asseoir son pouvoir sur l’économie et de transformer la bourse en casino

sur une superficie comparable au tiers de la France vivent 120 000 âmes : les ethnies Curripaco, Baniva, Yanomani, Baré, Saliva, Yabarana, Jiwi, Piaroa, Piapoco, Cubeo, Panare

aujourd’hui, globalement, ce sont les entreprises qui financent les actionnaires au lieu du contraire

un poème ou une nouvelle, chez lui, c’est un peu la même chose : un fragment, une déflagration, des flots d’amertume, des césures, des silences
d’autres diraient pure banalité, d’autres diraient encore affreux désespoir


Photo Andreas Gursky: La bourse de Tokyo


Vide-poche : la poète américaine Ruth Fainlight

Y a-t-il rien de mieux au monde que la danse ? Danser, regarder les autres danser. Si je savais danser, si je pouvais vivre en dansant, je n'écrirais pas de poème. Ou peut-être qu'au contraire j'en écrirais : de meilleurs.


« Poem and dance are the most primitive and most enduring expressions of the sense and joy of being alive. » 
« Poème et danse sont les expressions 
les plus primitives et les plus persistantes du sentiment et de la joie d’être en vie ».


Ruth Fainlight dans The Bloodaxe Book of Contemporary Women Poets (1985)


 Brueghel l'Ancien, La danse des paysans

Une chanson de Brassens: "Supplique pour être enterré en plage de Sète"

Quand j’y pense, je crois que mes premiers contacts réels, émus, avec la poésie, c’est en grande partie à Brassens que je les dois. J’ai découvert la poésie – découvert vraiment, compris sa puissance – assez tard, à seize ans, avec Baudelaire, en cours de français ; mais l’amour de la chanson, je l’ai toujours eu, et avec Brassens, aimer la chanson, c’était aimer la poésie.
Ça, par exemple, c’est quand même quelque chose – et ça tient bon même quand on enlève la musique :


Supplique pour être enterré en plage de Sète

La Camarde qui ne m'a jamais pardonné
D'avoir semé des fleurs dans les trous de son nez
Me poursuit d'un zèle imbécile
Alors cerné de près par les enterrements
J'ai cru bon de remettre à jour mon testament
De me payer un codicille

Trempe dans l'encre bleue du Golfe du Lion
Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion
Et de ta plus belle écriture
Note ce qu'il faudrait qu'il advînt de mon corps
Lorsque mon âme et lui ne seront plus d'accord
Que sur un seul point, la rupture

Quand mon âme aura pris son vol à l'horizon
Vers celle de Gavroche et de Mimi Pinson
Celles des titis, des grisettes
Que vers le sol natal mon corps soit ramené
Dans un sleeping du Paris-Méditerranée
Terminus en gare de Sète

Mon caveau de famille, hélas, n'est plus tout neuf
Vulgairement parlant, il est plein comme un œuf
Et d'ici que quelqu'un n'en sorte
Il risque de se faire tard et je ne peux
Dire à ces braves gens : poussez-vous donc un peu
Place aux jeunes en quelque sorte

Juste au bord de la mer à deux pas des flots bleus
Creusez si c'est possible un petit trou moelleux
Une bonne petite niche
Auprès de mes amis d'enfance, les dauphins
Le long de cette grève où le sable est si fin
Sur la plage de la corniche

C'est une plage où même à ses moments furieux
Neptune ne se prend jamais trop au sérieux
Où quand un bateau fait naufrage
Le capitaine crie : "Je suis le maître à bord
Sauve qui peut, le vin et le pastis d'abord
Chacun sa bonbonne, et courage"

Et c'est là que jadis à quinze ans révolus
A l'âge où s'amuser tout seul ne suffit plus
Je connus la prime amourette
Auprès d'une sirène, une femme-poisson
Je reçus de l'amour la première leçon
Avalai la première arête

Déférence gardée envers Paul Valéry
Moi l'humble troubadour sur lui je renchéris
Le bon maître me le pardonne
Et qu'au moins si ses vers valent mieux que les miens
Mon cimetière soit plus marin que le sien
Et n'en déplaise aux autochtones

Cette tombe en sandwich entre le ciel et l'eau
Ne donnera pas une ombre triste au tableau
Mais un charme indéfinissable
Les baigneuses s'en serviront de paravent
Pour changer de tenue et les petits enfants
Diront : chouette, un château de sable

Est-ce trop demander – sur mon petit lopin
Plantez, je vous en prie, une espèce de pin
Pin parasol de préférence
Qui saura prémunir contre l'insolation
Les bons amis venus faire sur ma concession
D'affectueuses révérences

Tantôt venant d'Espagne et tantôt d'Italie
Tous chargés de parfums, de musiques jolies
Le Mistral et la Tramontane
Sur mon dernier sommeil verseront les échos
De villanelle un jour, un jour de fandango
De tarentelle, de sardane

Et quand prenant ma butte en guise d'oreiller
Une ondine viendra gentiment sommeiller
Avec moins que rien de costume
J'en demande pardon par avance à Jésus
Si l'ombre de ma croix s'y couche un peu dessus
Pour un petit bonheur posthume

Pauvres rois pharaons, pauvre Napoléon
Pauvres grands disparus gisant au Panthéon
Pauvres cendres de conséquence
Vous envierez un peu l'éternel estivant
Qui fait du pédalo sur la vague en rêvant
Qui passe sa mort en vacances


Henri Matisse : Icare (série Jazz)

Emotion


Je crois ceci : un poème est un produit de l’émotion et non de l’intelligence ; mais il y a plusieurs types d’émotion, comme il y a plusieurs types d’intelligence (utilisés au singulier comme on le fait d’habitude, ces deux mots ne veulent pratiquement rien dire).
L’émotion qui préside à la naissance d’un poème me paraît assez clairement identifiable. Ce n’est pas une émotion intellectuelle (celle qu’on éprouve en résolvant un problème mathématique difficile) ; ni une émotion esthétique (celle qu’on éprouve particulièrement devant une œuvre d’art, une musique) ; c’est spécifiquement une émotion qu’on pourrait qualifier de langagière.  L’émotion particulière éprouvée en entendant un mot qui, à l’improviste et sans raison apparente, frappe l’oreille ; ou en lisant tels mots assemblés ensemble et dont l’association semble soudain lumineuse. On pourrait dire bien sûr que ce type d’émotion relève aussi, et à la fois, de l’intellectuel et de l’esthétique. Il me semble malgré tout que c’est une expérience bien distincte. Je ne sais pas ce qu’en disent les spécialistes (car je suppose qu’il y en a).
Mais je sais que c’est ce qui me guide toujours, comme lectrice et comme autrice de poèmes.

Simone Martini, Annonciation(détail)

Sculpture ; sourire

Ce qui est beau dans la sculpture, c’est quand le bloc de pierre (de bois), tout en restant bloc de pierre, se met à sourire. Sourire égyptien, sourire de la Grèce archaïque, sourire des Bouddhas, sourire des vierges gothiques…
Alors la matière délivre.


Kouros au musée de l'Acropole, à Athènes

Une expo : la photographe américaine Diane Arbus


L’œuvre de Diane Arbus est magistrale ; la rétrospective qu’on peut en voir en ce moment au Musée du Jeu de Paume, bouleversante. Comme le fameux journaliste américain assistant impuissant au désastre du dirigeable Hinderburg, qui en 1937 prit feu et s’écroula, avec tous ses passagers, au moment d’atterrir, on aurait envie de s’écrier devant ses photos - sans trop comprendre pourquoi : « Oh, the humanity ! »

Deux remarques d’elle notées au cours de la visite :

« A photograph is a secret about a secret. The more it tells you, the less you know. »
« Une photographie, c’est un secret sur un secret. Plus elle vous en dit, moins vous en savez. »

« It’s what I’ve never seen before that I recognize. »
« Ce que je reconnais, c’est ce que je n’ai jamais vu avant. »



Diane Arbus, Teenage Couple


Mes poèmes : Suite, 5e partie


Voici le dernier poème de la suite publiée par N4728. Il n’a pas été écrit en même temps que les autres. J’avais mal de tête, et surtout mal aux yeux. Voir devenait douloureux. Je me suis allongée sur le canapé, le temps de subir : le temps aussi qu’une ébauche de poème émerge. 



contre le bouclier dur
de ces yeux qui font mal
le pansement des paupières –
l’accueil de la mer
sans eau des aveugles –
la pierre fraîche d’un quai –

il y a un voilier
qui attend

yeux coquilles coriaces
prenez l’eau allez voguer
sur l’envers des paupières

empreinte d’un monde
tirage immatériel      

ni couleur ni noir et blanc


 Clair de lune, étude de William Turner

Mes poèmes : Suite, 4e partie



clapotis d’ombres
sur le carrelage :
franges
pieu
existences obliques d’un soir liquide     

la lumière mourante
réchauffe l’échine

la paix est orange peau    

l’air doux comme un lac

la création flotte en négatif


Tableau de Mark Rothko

Mes poèmes : Suite, 3e partie


Ce poème, comme le précédent, a été inspiré par une photo de Michael McCarthy.




 
les syllabes anciennes
tu les as transmuées en galets luisants
            le monde glisse comme un regard
sur une photo

la mer se révèle nuage   
le temps blancheur
quelques minutes d’exposition             
                       
– un royaume perdu
délivré


 Photo Michael McCarthy

Mes poèmes : Suite, 2e partie


Deux poèmes, dans la suite publiée par N4728 (voir post précédent), ont été inspirés par des sténopés de Michael McCarthy. Voici le premier, suivi de sa photo.



comment fait
l’ombre pour ne pas exister
comment fait l’ombre pour durcir au soleil

au soleil
les épines archaïques
dessinent le masque
d’or du guerrier

la face barbue du mythe




Photo Michael McCarthy

Mes poèmes : Suite,1e partie

L'élégante revue angevine N4728 a publié dans son n° 19 (janvier 2011) une suite de poèmes que je lui avais envoyés. Dans mon esprit, il ne s'agissait pas d'une suite à proprement parler, mais de poèmes séparés que j'avais simplement mis à la suite par commodité au moment de l'impression. Le comité de la revue les a lus, apparemment, comme un seul poème fragmenté en séquences, et cela m'a plu.
En fait, j'aime beaucoup me rendre compte qu'on a lu un de mes textes différemment de ce que je pensais et qu'on l'a transformé par la même occasion. Ça me donne l'impression de ne pas être toute seule, d'avoir quelqu'un en face de moi (ce qui vaut mieux qu'un ordinateur ou même que du papier). C'est du dialogue, c'est-à-dire l'essentiel.
Je republie ici les poèmes en faisant un compromis : séparément, mais à la suite (ce qui me permettra aussi d'alimenter ce blog par plusieurs posts pour le prix d'un !)





ce matin la terre est plate

le ciel est en attente


le soleil gonfle


le jour se dilate





Tableau de Mark Rothko

Vide-poche : le latiniste Claude Aziza


Claude Aziza à la radio parle de la fascination exercée par Pompéi, et notamment par les moulages des corps :

« Au fond, c’est ça qui intéresse les gens : ce n’est pas tant les ruines que de voir le visage des gens au moment où ils sont morts ».

Dans l’émission de radio « La marche de l’histoire » du 5 octobre 2011 (France Inter).


 Andrea Mantegna, Lamentation sur le Christ mort

Ravenne

5e siècle de notre ère : Rome n’est plus à Rome, Rome n’a plus d’argent, le dernier empereur abdique. Le climat refroidit, Augustin d’Hippone marque les êtres du péché originel, une période de troubles et de destructions s’annonce.
A Ravenne les plus belles œuvres d’art que Rome ait jamais produites couvrent les murs sacrés des nouvelles églises.


 Mosaïque du mausolée de Galla Placidia, Ravenne

Mes poèmes : "Tétra"


Voici un petit poème (d’amour, me semble-t-il) écrit quand j’habitais à un quatrième étage (maintenant ce ne  serait plus possible, je suis au troisième). Il est paru dans la revue Poésie sur Seine.


Tétra

Quatre saisons pour t’oublier
Quatre points cardinaux pour t’égarer
Quatre éléments pour te décomposer
Quatre évangiles pour te mentir

Quatre étages pour te retrouver


 Tableau de Marc Chagall

Vide-poche : le romancier polonais Witold Gombrowicz


Personnellement je connais très peu de poètes dans la vraie vie. Et les poètes que je connais – quand j’y pense – sont plutôt très sympas, et les pieds sur terre. Pourquoi alors est-ce que je ne peux pas m’empêcher de trouver que Gombrowicz a raison d’être aussi méchant ?
Je ne cite pas tout, juste un peu :

« Quand ils se sentent attaqués [les poètes], la seule chose qu'ils savent faire est affirmer que la poésie est un don des dieux, s'indigner contre le profane ou se lamenter devant la barbarie de notre temps, ce qui, il est vrai, est assez gratuit. Le poète ne s'adresse qu'à celui qui est pénétré de poésie, c'est-à-dire qu'il ne s'adresse qu'au poète, comme un curé qui infligerait un sermon à un autre curé. (…)
Les poètes continuent à s'accrocher fébrilement à une autorité qu'ils n'ont pas et à s'enivrer de l'illusion du pouvoir. Chimères ! Sur dix poèmes, un au moins chantera le pouvoir du verbe et la haute mission du poète, ce qui prouve que le "verbe" et la "mission" sont en danger... »

C’est tiré du petit texte « Contre la poésie » de Witold Gombrowicz, traduit par Annie Morvan.

Une traduction : deux poèmes de Robert Graves


Robert Graves est un étrange personnage, un excentrique comme seule l’indispensable Grande-Bretagne semble capable d’en fournir. Tour à tour soldat dévoué, traumatisé de la Grande Guerre, adorateur de la Grande Déesse, séducteur soumis, exilé volontaire sur l’île de Majorque, centre d’une troupe d’admirateurs toujours renouvelée, écrivain prolixe jamais angoissé devant la page blanche ; et aussi père de huit enfants.

Ce n’est pas un grand poète, sans doute, mais c’est un bon poète.

Les plus accessibles de ses textes sont ses poèmes d’amour, délicats et jamais mièvres. En voici deux; pour le premier, plus court, j'ai essayé dans la mesure du possible de reproduire le vers rimé et rythmé.




Aimez sans espoir

Aimez sans espoir, comme le jeune oiseleur
Enleva son chapeau pour la fille du seigneur :
Ainsi s’échappèrent les alouettes prisonnières,
Elles chantaient autour d’elle, qui cheminait altière.


Love Without Hope

Love without hope, as when the young bird-catcher
Swept off his tall hat to the Squire's own daughter,
So let the imprisoned larks escape and fly,
Singing about her head, as she rode by.




Amour malade

Ô Amour, nourris-toi de pommes tant que tu le peux,
Sens le soleil, chemine vêtu d’atours royaux,
Sourire innocent sur la chaussée céleste,

Même si horrifié tu écoutes aussi le cri
Qui lugubre fuse dehors dans le noir,
La bête aveugle et muette, la furie paranoïaque :

Aie chaud, profite de la saison, relève la tête,
Si exquise au rythme de son sang corrompu,
Cette gloire tremblante n’est pas à mépriser.

Prends ton plaisir dans le temporaire,
Marche dans l’espace entre nuit et nuit – un chemin lumineux,
Qui a de la tombe l’étroitesse, mais non la paix.


Sick Love 

O Love, be fed with apples while you may,
And feel the sun and go in royal array,
A smiling innocent on the heavenly causeway,

Though in what listening horror for the cry 
That soars in outer blackness dismally, 
The dumb blind beast, the paranoiac fury:

Be warm, enjoy the season, lift your head, 
Exquisite in the pulse of tainted blood, 
That shivering glory not to be despised.

Take your delight in momentariness, 
Walk between dark and dark—a shining space 
With the grave’s narrowness, though not its peace.

Traduction © Murièle Camac


Tableau d'Edouard Munch

Vide-poche : la photographe américaine Jane Evelyn Atwood

 
Ça vaut vraiment le coup d’aller voir les expos à la Maison européenne de la photographie ce mois-ci !
Voici une réflexion de la photographe Jane Evelyn Atwood que j’y ai glanée :

« On a parfois l’impression que les photos ne servent à rien. Il faut les faire quand même. »

Dans mes périodes d’optimisme, je me dis la même chose pour les poèmes : il faut les faire quand même. Dans mes périodes de doute, je me dis le contraire – et je n’écris rien.
Et je ne sais toujours pas lequel, de l’optimisme ou du doute, est la meilleure voie.


 Photo Jane Evelyn Atwood

Mes poèmes : poème sans titre


En lisant, en écrivant : la principale source d’inspiration pour écrire des poèmes, ce n’est sans doute ni l’introspection, ni l’observation du monde, mais la lecture d’autres poèmes. Personnellement je cite assez peu mes sources poétiques dans mes propres textes – je donne assez peu de noms de poètes – car je préfère éviter le name dropping, ce tic de la ‘postmodernité’.
Je l’ai fait quand même pour ce tout petit poème : en décembre 2009 (je crois), je lisais des poèmes de René Char, et j’écrivais ceci.



« Je n’aime le réel que soulevé ». Ainsi écrit René Char. Pourtant ce qui est beau, c’est d’aimer le réel tel qu’il est.


plat



Surface


La photographie imprime une surface : il est fascinant de penser que rien n’est plus plat, en art, qu’une photographie. La seule image qui puisse rivaliser avec elle dans la mise à plat, c’est le texte : texte ou photographie, juste des bouts de papier. Toutefois le texte n’est image (et mise à plat) que secondairement. Un tableau a au moins la profondeur de la couche de peinture ; cela lui donne une épaisseur matérielle que l’art contemporain a d’ailleurs souvent cherché à souligner. Même le cinéma a une épaisseur que n’a pas la photographie : celle du temps de la narration – le temps n’est-il pas une matière ?

La photographie, c’est la mise à plat par excellence. Est-ce de là que vient la fascination qu’elle exerce ? Une photographie attrape immédiatement le regard et le retient sans effort. C’est vraiment l’autre côté du miroir : en face d’elle, il y a eu – il y a – tout un monde de matières mouvantes ; sur la surface en papier de la photographie, il n’y a plus que l’empreinte de lumière et d’ombre laissée par ces matières mouvantes. C’est presque à une disparition de la matière qu’on assiste – et en même temps, paradoxalement, à la preuve de son existence, ou au moins de son existence passée.

Bien sûr, « mise à plat » ou « superficialité » ne sauraient être ici des notions négatives : ce plat de la photographie contient toutes les profondeurs du monde (profondeur de champ), il contient aussi la profondeur de la rêverie qu’elle suscite.

Après l’explosion à Hiroshima, un photographe japonais, Eiichi Matsumoto, a pris la photo d’une porte sur laquelle s’était imprimée l’ombre d’un corps humain et d’une échelle, tous les deux désintégrés par la bombe, dématérialisés. (Cette photo est actuellement visible à la très belle exposition « L’ombre de la guerre » à la Maison européenne de la photographie, à Paris). Image de la photographie ultime, image de la fascination que la photographie exerce : la matière s’est transformée en ombre, le corps humain est devenu une surface imprimée, la mort est mise à plat, rendue visible. 


 Photo Eiichi Matsumoto

Un extrait du poème de Walt Whitman "Chanson de moi-même" (texte anglais et traduction de Jacques Darras)

 
A peu près à l’époque où Baudelaire, romantique agonisant et désespéré ironique, donnait aux Français ses fleurs malades et magnifiques, de l’autre côté de l’Atlantique et du monde Walt Whitman élaborait pour les Américains une œuvre toute à l’opposé, et tout aussi magnifique. Comment ne pas adorer Whitman ? Ce serait ne pas aimer la liberté, la candeur, l’amour, un continent inconnu, les hommes, les femmes, la poésie, l’herbe vert tendre. Ce serait ne pas s’aimer soi-même. 
Comment ne pas adorer quelqu'un qui, en toute simplicité, trouve l’odeur de ses aisselles « arôme plus subtil que la prière » ? 
Je me demande si Baudelaire aurait aimé Whitman.

***
Pur produit de Manhattan, Walt Whitman : un cosmos !
Fort en gueule, charnel, sensuel, mangeur, buveur, baiseur,
Pas sentimental, pas au-dessus des autres hommes, ni des autres femmes ni à part d’eux,
Ni plus immodeste que modeste.

Qu’on dévisse les serrures aux portes !
Qu’on dévisse les portes de leurs charnières !

Si tu avilis quelqu'un c’est moi que tu avilis,
Quoi que tu dises ou fasses cela me reviendra.

/…/ Par moi toutes ces voix longtemps muettes,
Ces voix d’interminables générations de prisonniers, d’esclaves
Ces voix de désespérés, de malades, de voleurs, de nabots,
Ces voix de cycles de préparation, d’accrétion,
De fils connectant les étoiles, d’utérus, de semence de père,
De droits d’individus opprimés par d’autres,
De difformes, de laids, de plats, de méprisés, d’imbéciles,
De la brume dans l’air, du scarabée roulant sa boule de fumier.
Par moi les voix interdites,
Les voix de la faim sexuelle, voix voilées – et moi j’enlève le voile –,
Les voix indécentes, clarifiées, transfigurées par mes soins.

Je ne me comprime pas la bouche avec les doigts,
Je n’ai pas moins de délicatesse pour les intestins que pour la tête ou le cœur,
Le coït n’est pas plus sale pour moi que la mort.

Je crois à la chair, à ses appétits,
Voir, ouïr, toucher sont des miracles, pas une des particules qui ne soit miracle.

Divin je suis, dedans, dehors, sanctifie ce que je touche, ce qui me touche,
L’odeur de mes aisselles est arôme plus subtil que la prière,
Ma tête, mieux qu’églises, que bibles, que credo.

S’il y a quelque chose que je vénère plus que tout ce sera toujours la surface de mon corps, de sa plus infime part,
Oui, toujours ce moule translucide de moi-même !

Traduction: Jacques Darras, Feuilles d'herbe, Poésie Gallimard.


Walt Whitman, a kosmos, of Manhattan the son,
Turbulent, fleshy, sensual, eating, drinking and breeding,
No sentimentalist, no stander above men and women or apart from them,
No more modest than immodest.

Unscrew the locks from the doors!
Unscrew the doors themselves from their jambs!

Whoever degrades another degrades me,
And whatever is done or said returns at last to me.



/…/ Through me many long dumb voices,
Voices of the interminable generations of prisoners and slaves,


Voices of the diseas'd and despairing and of thieves and dwarfs,
Voices of cycles of preparation and accretion,
And of the threads that connect the stars, and of wombs and of the father-stuff,
And of the rights of them the others are down upon,
Of the deform'd, trivial, flat, foolish, despised,
Fog in the air, beetles rolling balls of dung.

Through me forbidden voices,
Voices of sexes and lusts, voices veil'd and I remove the veil,
Voices indecent by me clarified and transfigur'd.

I do not press my fingers across my mouth,
I keep as delicate around the bowels as around the head and heart,
Copulation is no more rank to me than death is.

I believe in the flesh and the appetites,
Seeing, hearing, feeling, are miracles, and each part and tag of me is a miracle.

Divine am I inside and out, and I make holy whatever I touch or am touch'd from,
The scent of these arm-pits aroma finer than prayer,
This head more than churches, bibles, and all the creeds.

If I worship one thing more than another it shall be the spread of my own body, or any part of it,
Translucent mould of me it shall be you!


 
Extrait de vidéo de Pipilotti Rist