Un photographe : Anders Petersen

L’exposition sur Claude Nori, actuellement à la Maison européenne de la photographie à Paris, est particulièrement intéressante – je trouve – pour la partie sur son travail d’éditeur. De nombreux photographes remarquables ont été publiés par lui dans la revue Contrejour. Parmi eux, le Suédois Anders Petersen : son travail sur les habitués d’un café miteux deHambourg, c’est à la fois une chanson populaire de l’entre-deux-guerres, une nouvelle de Bukowski, et un poème moderne pas encore écrit sur la grandeur et la misère de l’humanité.


Photo Anders Petersen (Série "Café Lehmitz")

Trois poèmes de Ungaretti (texte italien et traduction de Jean Lescure)

Ma découverte de la péninsule poétique italienne s’est d’abord faite par les poèmes de Giuseppe Ungaretti. Notamment par ceux de son premier recueil, L’allégresse, écrit en grande partie pendant la première guerre mondiale, et qui contient des moments bouleversants. C’est toujours celui de ses recueils que je préfère. Peut-être que, si j’étais parfaitement honnête, je reconnaîtrais que ce que j’aime chez Ungaretti, c’est ce qui me rappelle Apollinaire… Mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi – l’Italie, en somme.


Ce soir


Balustrade de brise
pour appuyer ce soir
ma mélancolie

Versa, 22 mai 1916

Stasera

Balaustrata di brezza
per appoggiare stasera
la mia malinconia

Versa il 22 maggio1916


Allégresse des naufrages


Et tout de suite il reprend
le voyage
comme
après le naufrage
un loup de mer
survivant

Versa, 14 février 1917

Allegria di naufragi

E subito riprende
il viaggio
come
dopo il naufragio
un superstite
lupo di mare

Versa il 14 febbraio 1917


Soldats


On est là comme
sur les arbres
les feuilles
d’automne

Bois de Courton, juillet 1918

Soldati

Si sta come
d'autunno
sugli alberi
le foglie

Bosco di Courton luglio 1918

Ungaretti, Vie d'un homme, traductions de Jean Lescure, Poésie Gallimard.


Modigliani, Zouave


Vide-poche : Patrice Maltaverne et Claude Vercey

Deux réflexions très stimulantes tirées du dernier numéro de Décharge (n° 155, sept. 2012) :

Sur le problème de la hiérarchisation en poésie :

« Les auteurs excellents se comptent sur les doigts de la main, la différence entre une écriture d’exception et une écriture simplement réussie me semblant tenir à des détails… qui font la différence. Ainsi et en retour, je me sens davantage lucide sur la valeur de ce que j’écris, me satisfaisant d’appartenir à un flux d’écritures (comme noyé dans le peloton) qui reflète une époque et une génération, ce qui me paraît bien plus essentiel que la promotion de quelques ‘stars’ sur des critères en partie douteux, alors que nous ne parlons en définitive que d’un réseau de spécialistes, ultra minoritaires au sein de la population ! »

Sur la situation supposément « déplorable » de la poésie aujourd’hui et le rôle du poète :

« Il ne revient pas aux poètes, ou à ceux qui se considèrent comme tels, de décider d’une mobilisation générale pour une hypothétique et prochaine reconquête. (…) Pour l’heure, ce qui revient au poète d’aujourd’hui, comme d’hier, c’est de préserver et de transmettre. Comme on préserve le feu, comme on devra le faire pour l’air ou pour l’eau. Je connais des taches moins nobles. »
Rembrandt, Autoportrait

Vide-poche : Marcel Cohen

 Dans le numéro 998-999 d’Europe consacré à Jacques Dupin (juin-juillet 2012), Marcel Cohen propose en guise de texte une sorte de copié-collé (un peu comme moi ici et  !)… Une suite de citations sur la poésie qui s’enchaînent et semblent se répondre. Il ne révèle ses sources et les auteurs des citations qu’à la fin.
Voici un extrait de ce texte intitulé « Portrait induit avec apparitions du poète ».


Non-faire

Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix.

            *
Le faire doit inclure le non-faire… Tant de peintres et d’écrivains ne cessent de fabriquer, parce qu’ils ont peur du non-faire.

            *
L’erreur d’André Breton, c’est l’éternelle erreur intellectuelle, la peur du risque, la méfiance à l’endroit de la vraie simplicité et de l’expérience de la vie totale que les expérimentations du laboratoire ne peuvent remplacer.

            *
Il y en qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien.

            *
L’art absolument élaboré se réduit au processus de son élaboration.

            *
Il est absurde de penser que l’on puisse écrire à partir d’une théorie. Ecrire, c’est faire table rase du savoir. Je dirai plus : aucun savoir, aucune certitude ne tiennent face à l’écriture.

            *
On n’entre pas par la porte du poète. Le poème est ouvert sur l’autre versant. On n’entre pas dans le poème : on en sort.


Auteurs cités, dans l'ordre :
Marcel Proust
Bram van Velde
Jacques Dupin
Racine
Theodor Adorno
Edmond Jabès
Roger Giroux

Christopher Wool, Sans titre

"eau"

 Dernier poème de la série "Paros" publié dans Friches.




eau


bruissement de l’averse embrassant le jardin
je dors et dehors
l’eau tombe en trombes

baiser bruissant de la mer et du sable
il y a dix ans
une petite chambre en bois blanc
un logis posé sur un océan               
je dors et dehors
la mer amant fatigué
vient ronfler dans mon oreille



Nicolas de Stael, Tempête



"Fin de jour (2)"

 Suite de la série "Paros".


 
fin de jour (2)


Face à la mer orange la montagne est mauve.
Les herbes des champs distillent l’alcool du dernier soleil,
offrant au vent un or tremblant suspendu
entre ciel et terre et friable sous les doigts.
Les hirondelles dansent
comme si ce soir tout finissait ;
c’est l’heure en transe où elles croisent au ciel
les chauves-souris du silence.
En bas, les chèvres claudiquent vers leur abri,
les pattes attachées deux par deux,
indifférentes aux ballets de la liberté.        
La lune en train de mourir se lève sur la montagne
et projette des ombres inconnues.
Le ciel se tait. Les odeurs parlent. J’écoute.


Vassily Kandinsky, "Paysage de montagne"

"Fin de jour"

Un autre poème de la série « Paros », paru dans le n° 108 de Friches (voir aussi et ).


fin de jour


ciel de nacre, mer de nacre
émulsion lisse irisée
pas de place pour l’angoisse
dans ce rosé laiteux
où s’enfonce un ferry

– coquillage gazeux
duquel émergent
de maigres adolescents
Vénus en garçons
perles de leur mère

sur les rochers
noir squelette de la mer
un chat en chasse qui vient
de rater un oiseau s’assoit
comme un touriste devant

le coucher de soleil
et les serveurs aux terrasses des cafés
eux aussi s’arrêtent pour laisser
leurs yeux prendre le large
j’ai perdu ma journée aujourd’hui

et que faire ?


Claude Gellée dit le Lorrain : Ulysse remet Chryséis à son père

Vide-poche : Gerard Richter

Paroles de Gerard Richter :

« Je n’obéis à aucune intention, à aucun système, à aucune tendance ; je n’ai ni programme, ni style, ni prétention. J’aime l’incertitude, l’infini et l’insécurité permanente. » 
(Lu dans la rétrospective consacrée au peintre allemand, actuellement à Paris au Centre Pompidou.)

Etonnante en effet la diversité des styles de ce peintre, qui a l’air d’un photographe qui aurait l’air d’un peintre… : figuration hyperréaliste ; abstraction très colorée, ou au contraire presque monochrome ; parfois minimalisme à l’esthétique industrielle (pas la partie de son œuvre que je préfère, mais saluons la constante volonté d’expérimentation).

Ce refus de la théorie et du système fait un bien fou dans un monde artistique qui apparaît souvent obsédé – sclérosé – par la théorie et le système. L’œuvre de Gerard Richter prouve qu’un vrai créateur n’a strictement aucun besoin de système préétabli, de programme sécurisant, ces accessoires de l’art qui, sans doute, sonnent bien, mais qui ne correspondent à rien de ce qui fait la création. Un créateur a besoin exactement de cela : « l’incertitude, l’infini et l’insécurité permanente ».


Peinture de Gerard Richter

Le sexe de la poésie

Le poème de Sylvia Plath (voir post précédent) me donne l’occasion de soulever un douloureux problème : celui des poètes femmes. Douloureux, oui. Surtout en France. Et surtout, évidemment, quand on est une femme. Pendant très longtemps, il ne m’est même pas venu à l’idée que je pouvais écrire des poèmes parce que pour moi, tout simplement, les femmes n’écrivaient pas de poèmes. Des romans, oui. De la poésie, non. Ce n’était évidemment pas une remarque que je m’étais faite consciemment (sinon j’aurais pu la combattre) ; c’était une évidence assimilée malgré moi, de l’ordre du lavage de cerveau en quelque sorte – comme tout ce qui concerne le statut des femmes dans la société, leur pseudo-nature, et la résignation qu’on nous enseigne (aux femmes) depuis le berceau – oui, même encore maintenant.

Alors, oui, je sais, la situation change : non seulement les femmes écrivent des poèmes mais on trouve désormais un bon nombre de femmes publiées, on trouve même quelques femmes officiellement reconnues en tant que poètes – pas autant que d’hommes, tout de même, il ne faut pas exagérer  –, on trouve même Valérie Rouzeau en couverture du Matricule des anges. Il n’empêche. Pour moi, l’absence d’une tradition poétique de langue française par les femmes est plus que douloureuse. Elle est intolérable.  Je me sens orpheline. C’est formidable d’avoir des contemporaines, mais je voudrais des ancêtres. Je n’en ai pas. Et j’ai du mal à comprendre pourquoi si peu de femmes poètes semblent évoquer la question alors qu’à moi, elle me semble si importante. 

Quels sont les grands poètes femmes de langue française depuis qu’on a quitté le 16e siècle, ce qui fait quand même un bout de temps, et Louise Labé ? (et je ne parle même pas du fait qu’il est de bon ton maintenant de dire que ce n’est pas une femme qui a écrit les poèmes de Louise Labé !) Je veux bien m’efforcer de sauver, pour la cause, Marceline Desbordes-Valmore par exemple, qui a quelques poèmes tout à fait réussis à son actif, mais au fond de moi, soyons honnête, je n’y crois pas : non, Marceline Desbordes-Valmore, paix à son âme, n’est pas un grand poète. C’est simple, il n’y en a pas. Et qu’on ne vienne pas me dire que l’important est la qualité du poète et non son sexe : le sexe, c’est loin d’être un détail, surtout quand on se trouve appartenir au « faible », au « deuxième ». (Je précise : ce n’est pas ici d’une éventuelle « écriture féminine » que je veux parler, mais bien, tout simplement, de poèmes écrits par ces individus que la société appelle des femmes – ces individus qui ont des seins et un vagin et n’ont pas de barbe ni de pénis).

C’est en partie la raison pour laquelle j’ai eu un tel choc quand j’ai lu Emily Dickinson pour la première fois : pas seulement parce que c’était extraordinaire, inouï, bouleversant, mais parce qu’en plus c’était une femme qui écrivait. Sylvia Plath a été une révélation du même ordre, un autre éblouissement. C’est dans le monde anglo-saxon que je me suis trouvé des ancêtres.


Helene Schjerfbeck, Autoportrait

Un poème de Sylvia Plath: "Miroir" (texte anglais et traduction de Valérie Rouzeau)

Il est presque dommage que Sylvia Plath ait été si jolie, si photogénique à la Grace Kelly – et s’il est également très dommage qu’elle se soit suicidée si jeune, à 31 ans, ce n’est pas uniquement parce que cela a interrompu une œuvre a son apogée – mais parce que, comme sa photogénie, cela jette une ombre sur l’intérêt porté à sa poésie : l’ombre terrible du scepticisme. Lit-on ses poèmes parce qu’ils sont bons, ou parce qu’ils ont été écrits par une jolie jeune femme désespérée ?

A vrai dire, personnellement, je ne comprends même pas que la question se pose. Et je trouve assez exaspérant le mépris que certains critiques continuent d’afficher à l’égard de Plath. On peut imaginer Grace Kelly princesse, mais pas poète. Pourtant, il suffit de lire le recueil Ariel ou les poèmes de la dernière année pour savoir que Sylvia Plath est un vrai poète. Il suffit de les relire pour comprendre qu’elle est, en fait, un très grand poète.

Les traductions que Valérie Rouzeau en a faites en français sont remarquables.


Miroir

Je suis d’argent et exact. Je n’ai pas de préjugés.
Tout ce que je vois je l’avale immédiatement,
Tel quel, jamais voilé par l’amour ou l’aversion.
Je ne suis pas cruel, sincère seulement —
L’œil d’un petit dieu, à quatre coins.
Le plus souvent je médite sur le mur d’en face.
Il est rose, moucheté. Je l’ai regardé si longtemps
Qu’il semble faire partie de mon cœur. Mais il frémit.
Visages, obscurité nous séparent encore et encore.

Maintenant je suis un lac. Une femme se penche au-dessus de moi,
Sondant mon étendue pour y trouver ce qu’elle est vraiment.
Puis elle se tourne vers ces menteuses, les chandelles ou la lune.
Je vois son dos, et le réfléchis fidèlement.
Elle me récompense avec des larmes et une agitation de mains.
Je compte beaucoup pour elle. Elle va et vient.
Chaque matin c’est son visage qui remplace l’obscurité.
En moi elle a noyé une jeune fille, et en moi une vieille femme
Se jette sur elle jour après jour, comme un horrible poisson.

Traduction Valérie Rouzeau, dans Sylvia Plath, Œuvres, Quarto Gallimard, 2011


Mirror

I am silver and exact. I have no preconceptions.
Whatever I see I swallow immediately
Just as it is, unmisted by love or dislike.
I am not cruel, only truthful-
The eye of the little god, four cornered.
Most of the time I meditate on the opposite wall.
It is pink, with speckles. I have looked at it so long
I think it is a part of my heart. But it flickers.
Faces and darkness separate us over and over.

Now I am a lake. A woman bends over me,
Searching my reaches for what she really is.
Then she turns to those liars, the candles or the moon.
I see her back, and reflect it faithfully.
She rewards me with tears and an agitation of hands.
I am important to her. She comes and goes.
Each morning it is her face that replaces the darkness.
In me she has drowned a young girl, and in me an old woman
Rises toward her day after day, like a terrible fish.

Sylvia Plath, The Collected Poems, 1981


Lucian Freud, Girl in a Dark Jacket