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Photo Anders Petersen (Série "Café Lehmitz") |
Un photographe : Anders Petersen
Trois poèmes de Ungaretti (texte italien et traduction de Jean Lescure)
Ce
soir
Balustrade de brise
pour appuyer ce soir
ma mélancolie
Versa, 22 mai 1916
Stasera
Balaustrata di
brezza
per appoggiare
stasera
la mia malinconia
Versa il 22
maggio1916
Allégresse des naufrages
Et tout de suite il reprend
le voyage
comme
après le naufrage
un loup de mer
survivant
Versa, 14 février 1917
Allegria di naufragi
E subito riprende
il viaggio
come
dopo il naufragio
un superstite
lupo di mare
Versa il 14 febbraio
1917
Soldats
On est là comme
sur les arbres
les feuilles
d’automne
Bois de Courton, juillet 1918
Soldati
Si sta come
d'autunno
sugli alberi
le foglie
Bosco di Courton
luglio 1918
Ungaretti, Vie d'un homme, traductions de Jean Lescure, Poésie Gallimard.
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Modigliani, Zouave |
Vide-poche : Patrice Maltaverne et Claude Vercey
Sur le problème de la hiérarchisation en poésie :
« Les auteurs excellents se comptent sur les doigts de
la main, la différence entre une écriture d’exception et une écriture
simplement réussie me semblant tenir à des détails… qui font la différence.
Ainsi et en retour, je me sens davantage lucide sur la valeur de ce que
j’écris, me satisfaisant d’appartenir à un flux d’écritures (comme noyé dans le
peloton) qui reflète une époque et une génération, ce qui me paraît bien plus
essentiel que la promotion de quelques ‘stars’ sur des critères en partie
douteux, alors que nous ne parlons en définitive que d’un réseau de
spécialistes, ultra minoritaires au sein de la population ! »
Sur la situation supposément « déplorable » de la
poésie aujourd’hui et le rôle du poète :
« Il ne revient pas aux poètes, ou à ceux qui se
considèrent comme tels, de décider d’une mobilisation générale pour une
hypothétique et prochaine reconquête. (…) Pour l’heure, ce qui revient au poète
d’aujourd’hui, comme d’hier, c’est de préserver et de transmettre. Comme on
préserve le feu, comme on devra le faire pour l’air ou pour l’eau. Je connais
des taches moins nobles. »
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Rembrandt, Autoportrait |
Vide-poche : Marcel Cohen
Voici un extrait de ce texte intitulé « Portrait induit
avec apparitions du poète ».
Non-faire
Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur
lequel on laisse la marque du prix.
*
Le faire doit inclure le non-faire… Tant de peintres et
d’écrivains ne cessent de fabriquer, parce qu’ils ont peur du non-faire.
*
L’erreur d’André Breton, c’est l’éternelle erreur
intellectuelle, la peur du risque, la méfiance à l’endroit de la vraie
simplicité et de l’expérience de la vie totale que les expérimentations du
laboratoire ne peuvent remplacer.
*
Il y en qui pensent que cette simplicité est une marque de
peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste
à faire quelque chose de rien.
*
L’art absolument élaboré se réduit au processus de son
élaboration.
*
Il est absurde de penser que l’on puisse écrire à partir
d’une théorie. Ecrire, c’est faire table rase du savoir. Je dirai plus :
aucun savoir, aucune certitude ne tiennent face à l’écriture.
*
On n’entre pas par la porte du poète. Le poème est ouvert
sur l’autre versant. On n’entre pas dans le poème : on en sort.
Auteurs cités, dans l'ordre :
Marcel Proust
Bram van Velde
Jacques Dupin
Racine
Theodor Adorno
Edmond Jabès
Roger Giroux
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Christopher Wool, Sans titre |
"eau"
Dernier poème de la série "Paros" publié dans Friches.
eau
bruissement de l’averse embrassant le jardin
je dors et dehors
l’eau tombe en trombes
baiser bruissant de la mer et du sable
il y a dix ans
une petite chambre en bois blanc
un logis posé sur un océan
je dors et dehors
la mer amant fatigué
vient ronfler dans mon oreille
"Fin de jour (2)"
Suite de la série "Paros".
fin de jour (2)
Face à la mer orange la montagne est mauve.
Les herbes des champs distillent l’alcool du dernier soleil,
offrant au vent un or tremblant suspendu
entre ciel et terre et friable sous les doigts.
Les hirondelles dansent
comme
si ce soir tout finissait ;
c’est l’heure en transe où elles croisent au ciel
les
chauves-souris du silence.
En bas, les chèvres claudiquent vers leur abri,
les pattes attachées deux par deux,
indifférentes aux ballets de la liberté.
La lune en train de mourir se lève sur la montagne
et projette des ombres inconnues.
"Fin de jour"
fin de jour
ciel de nacre, mer de nacre
émulsion lisse irisée
pas de place pour l’angoisse
dans ce rosé laiteux
où s’enfonce un ferry
– coquillage gazeux
duquel émergent
de maigres adolescents
Vénus en garçons
perles de leur mère
sur les rochers
noir squelette de la mer
un chat en chasse qui vient
de rater un oiseau s’assoit
comme un touriste devant
le coucher de soleil
et les serveurs aux terrasses des cafés
eux aussi s’arrêtent pour laisser
leurs yeux prendre le large
j’ai perdu ma journée aujourd’hui
et que faire ?
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Claude Gellée dit le Lorrain : Ulysse remet Chryséis à son père |
Vide-poche : Gerard Richter
Paroles de Gerard Richter :
« Je n’obéis à aucune intention, à aucun système, à
aucune tendance ; je n’ai ni programme, ni style, ni prétention. J’aime
l’incertitude, l’infini et l’insécurité permanente. »
(Lu dans la rétrospective consacrée au peintre allemand, actuellement à Paris au Centre Pompidou.)
Etonnante en effet la diversité des styles de ce peintre,
qui a l’air d’un photographe qui aurait l’air d’un peintre… : figuration
hyperréaliste ; abstraction très colorée, ou au contraire presque
monochrome ; parfois minimalisme à l’esthétique industrielle (pas la
partie de son œuvre que je préfère, mais saluons la constante volonté
d’expérimentation).
Ce refus de la théorie et du système fait un bien fou dans
un monde artistique qui apparaît souvent obsédé – sclérosé – par la théorie et
le système. L’œuvre de Gerard Richter prouve qu’un vrai créateur n’a
strictement aucun besoin de système préétabli, de programme sécurisant, ces
accessoires de l’art qui, sans doute, sonnent bien, mais qui ne correspondent à
rien de ce qui fait la création. Un créateur a besoin exactement de cela :
« l’incertitude, l’infini et l’insécurité permanente ».
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Peinture de Gerard Richter |
Le sexe de la poésie
Le poème de Sylvia Plath (voir post précédent) me donne
l’occasion de soulever un douloureux problème : celui des poètes femmes.
Douloureux, oui. Surtout en France. Et surtout, évidemment, quand on est une
femme. Pendant très longtemps, il ne m’est même pas venu à l’idée que je
pouvais écrire des poèmes parce que pour moi, tout simplement, les femmes
n’écrivaient pas de poèmes. Des romans, oui. De la poésie, non. Ce n’était
évidemment pas une remarque que je m’étais faite consciemment (sinon j’aurais
pu la combattre) ; c’était une évidence assimilée malgré moi, de l’ordre
du lavage de cerveau en quelque sorte – comme tout ce qui concerne le statut
des femmes dans la société, leur pseudo-nature, et la résignation qu’on nous
enseigne (aux femmes) depuis le berceau – oui, même encore maintenant.
Alors, oui, je sais, la situation change : non
seulement les femmes écrivent des poèmes mais on trouve désormais un bon nombre
de femmes publiées, on trouve même quelques femmes officiellement reconnues en
tant que poètes – pas autant que d’hommes, tout de même, il ne faut pas
exagérer –, on trouve même Valérie
Rouzeau en couverture du Matricule des anges. Il n’empêche. Pour moi, l’absence d’une tradition poétique de langue
française par les femmes est plus que douloureuse. Elle est intolérable. Je me
sens orpheline. C’est formidable d’avoir des contemporaines, mais je voudrais
des ancêtres. Je n’en ai pas. Et j’ai du mal à comprendre pourquoi si peu de
femmes poètes semblent évoquer la question alors qu’à moi, elle me semble si
importante.
Quels sont les grands poètes femmes de langue française
depuis qu’on a quitté le 16e siècle, ce qui fait quand même un bout
de temps, et Louise Labé ? (et je ne parle même pas du fait qu’il est de
bon ton maintenant de dire que ce n’est pas une femme qui a écrit les poèmes de
Louise Labé !) Je veux bien m’efforcer de sauver, pour la cause, Marceline
Desbordes-Valmore par exemple, qui a quelques poèmes tout à fait réussis à son
actif, mais au fond de moi, soyons honnête, je n’y crois pas : non,
Marceline Desbordes-Valmore, paix à son âme, n’est pas un grand poète. C’est
simple, il n’y en a pas. Et qu’on ne vienne pas me dire que l’important est la
qualité du poète et non son sexe : le sexe, c’est loin d’être un détail,
surtout quand on se trouve appartenir au « faible », au
« deuxième ». (Je précise : ce n’est pas ici d’une éventuelle
« écriture féminine » que je veux parler, mais bien, tout simplement,
de poèmes écrits par ces individus que la société appelle des femmes – ces
individus qui ont des seins et un vagin et n’ont pas de barbe ni de pénis).
C’est en partie la raison pour laquelle j’ai eu un tel choc
quand j’ai lu Emily Dickinson pour la première fois : pas seulement parce
que c’était extraordinaire, inouï, bouleversant, mais parce qu’en plus c’était
une femme qui écrivait. Sylvia Plath a été
une révélation du même ordre, un autre éblouissement. C’est dans le monde
anglo-saxon que je me suis trouvé des ancêtres.
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Helene Schjerfbeck, Autoportrait |
Un poème de Sylvia Plath: "Miroir" (texte anglais et traduction de Valérie Rouzeau)
A vrai dire, personnellement, je ne comprends même pas que
la question se pose. Et je trouve assez exaspérant le mépris que certains
critiques continuent d’afficher à l’égard de Plath. On peut imaginer Grace
Kelly princesse, mais pas poète. Pourtant, il suffit de lire le recueil Ariel ou les poèmes de la dernière année pour savoir que
Sylvia Plath est un vrai poète. Il suffit de les relire pour comprendre qu’elle
est, en fait, un très grand poète.
Les traductions que Valérie Rouzeau en a faites en français
sont remarquables.
Miroir
Je suis d’argent et exact. Je n’ai pas de préjugés.
Tout ce que je vois je l’avale immédiatement,
Tel quel, jamais voilé par l’amour ou l’aversion.
Je ne suis pas cruel, sincère seulement —
L’œil d’un petit dieu, à quatre coins.
Le plus souvent je médite sur le mur d’en face.
Il est rose, moucheté. Je l’ai regardé si longtemps
Qu’il semble faire partie de mon cœur. Mais il frémit.
Visages, obscurité nous séparent encore et encore.
Maintenant je suis un lac. Une femme se penche au-dessus de
moi,
Sondant mon étendue pour y trouver ce qu’elle est vraiment.
Puis elle se tourne vers ces menteuses, les chandelles ou la
lune.
Je vois son dos, et le réfléchis fidèlement.
Elle me récompense avec des larmes et une agitation de
mains.
Je compte beaucoup pour elle. Elle va et vient.
Chaque matin c’est son visage qui remplace l’obscurité.
En moi elle a noyé une jeune fille, et en moi une vieille
femme
Se jette sur elle jour après jour, comme un horrible
poisson.
Traduction Valérie Rouzeau, dans Sylvia Plath, Œuvres, Quarto Gallimard, 2011
Mirror
I am silver
and exact. I have no preconceptions.
Whatever I
see I swallow immediately
Just as it
is, unmisted by love or dislike.
I am not
cruel, only truthful-
The eye of
the little god, four cornered.
Most of the
time I meditate on the opposite wall.
It is pink,
with speckles. I have looked at it so long
I think it
is a part of my heart. But it flickers.
Faces and
darkness separate us over and over.
Now I am a
lake. A woman bends over me,
Searching
my reaches for what she really is.
Then she
turns to those liars, the candles or the moon.
I see her
back, and reflect it faithfully.
She rewards
me with tears and an agitation of hands.
I am
important to her. She comes and goes.
Each
morning it is her face that replaces the darkness.
In me she has
drowned a young girl, and in me an old woman
Rises
toward her day after day, like a terrible fish.
Sylvia Plath, The Collected Poems, 1981
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Lucian Freud, Girl in a Dark Jacket |
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