Hommage aux revues (1) : Antoine Emaz dans Contre-Allées



Quand j’ai commencé – il n’y a pas si longtemps – à lire de la poésie française contemporaine – autre que celle des déjà classiques – l’un des premiers poètes à m’avoir marquée a été Antoine Emaz. C’est grâce à la revue Contre-Allées, qui en avait publié quelques poèmes, que je l’ai découvert. La densité de son écriture, son mélange de sécheresse et d’épaisseur m’ont ouvert des horizons, sans aucun doute. 
Voici l’un des textes publiés par la revue. Ceux-ci ont ensuite été repris dans le recueil Peau aux éditions Tarabuste.


même si les branches bougent
bruissent
la lumière du soir noie
tout
baigne enrobe douce
tranquille

on
calme
a fermé les vannes de mémoire
les livres

le vent balaie le reste

pour un peu on dirait
faire presque partie
du vent de la lumière
en restant là
sans bouger
vide

comme si le temps ici laissait
du mou dans sa corde

comme s’il y avait brusque
non une échappée belle
mais moins de murs



Antoine Emaz, Contre-Allées n° 21-22
(repris dans Peau, Tarabuste éditeur, 2008)


© Sabrina Biancuzzi


"Loin" (3)


Un dernier extrait : le poème qui clôt la série « Loin » publiée (en partie) par le n° 38 de Conférence.





loin de la ville et des bretelles d’autoroute
les jardins du printemps existent toujours
les ronciers les liserons
les abeilles alchimistes

bouton d’or sur le menton
est-ce que tu aimes le beurre
coquelicot sur le cœur
comme dans la chanson

les discrètes
abeilles de la mémoire
qui cherchent sur la nappe cirée
un reste de confiture

un jardin plein d’abeilles       
Emily Dickinson
la douleur pour pollen    
Sylvia Plath fait son miel

loin des villes 
près des abeilles
je pense à elles
à toutes
et puis je pense aussi à
l’inconvénient
de n’avoir qu’un seul dard
pour à la fois
se venger et mourir



Extrait vidéo de Pipilotti Rist


"Loin" (2)


Un autre extrait de la série « Loin » parue dans la revue Conférence (n° 38, printemps 2014).




derrière la vitre il y a la nuit
les châtaigniers craquent
le vent souffle
des êtres sortent de leur cachette
l’humidité se déplie
la lune passe en fantôme séduisant

nous avons fermé les volets
tiré les rideaux allumé les lampes
la télé l’ordinateur
pour laisser la nuit derrière la vitre

de l’autre côté du mur on sait
qu’il y a le mystère
mais le mystère est trop froid
et trop humide



Photo Edward Steichen : The Pond - Moonlight


« Loin »


Une série de mes poèmes intitulée « Loin » est parue récemment dans la très belle et très riche revue Conférence (n° 38, printemps 2014). Voici le premier…




et s’il ne devait plus y avoir pour nous de Grèce et d’Italie
de vin résiné sous les tonnelles
ni de pieds nus sur les rochers
de tourisme paresseux dans un soleil idéal
alors peut-être serait-il temps de nous dire
que la vie est aussi ici
que c’est aussi une vie



Fresque de Pompéi, détail (© McCarthy)

Un poème de Xavier Person


Dans le recueil de Xavier Person Extravague, les vagues du rêve vont et viennent sans fin, comme celles de la mer – les phrases du rêve. Les phrases et les vagues de l’amour.
Rêve, amour, phrase : pareil. La même eau. On ne sait jamais bien faire la différence. On/il plonge, nage dedans, s’en extrait parfois.
Extravaguer : sortir de la vague, ou au contraire la suivre, loin des solides routes terrestres ?



Réorganisation d’une phrase en lieu et place de sa répétition


Une phrase plongée dans l’eau se voit tordue par ses mouvements, essayant d’en décrire l’absence de couleurs je me trouve confondu avec celle-ci, je m’écoule, je fais corps avec cette phrase, dans presque une eau tumultueuse, je n’en vois pas d’abord la fin, je cherche à m’assoupir sur un matelas plein d’eau, je prends trop de temps pour tomber, après le départ trop brusque d’un rêve, attiré par sa chute, par ce qui dans sa chute en motive le cours, à un moment je n’en reviens pas de tout ce qui s’avère possible aux limites incertaines de cette phrase, du seul fait que je nage encore, essayant de décrire les choses, rêvant d’une phrase mais sans jamais vraiment en atteindre le fond, ayant tout perdu à un moment, ayant aimé cela, ayant aimé cette phrase comme jamais aucune phrase, alors que je dormais déjà, que tout scintillait, sans rien, déjà si loin.

Xavier Person, Extravague, Le bleu du ciel, 2009


Bill Viola, Ascension (extrait de film vidéo)




Vide-poche : François Jullien et Wang Wei


« Le paysage est une ressource … – ressource du vivre. L’intime est une ressource, le paysage en est une autre. Au fond, je vois le philosophe comme un sourcier, c’est-à-dire quelqu'un qui prospecte des ressources … et qui essaie d’en exploiter la fécondité ».

François Jullien dans l’émission de radio Les nouveaux chemins de la connaissance sur France Culture.

Et dans cette même émission, un poème de Wang Wei, traduit par François Jullien :


Shitao, Monts Jingting en automne

Les hommes au loin sont sans yeux.

Les arbres au loin sont sans branche.
Les montagnes au loin sont sans rocher,
Apparaissant à peine comme des cils.
Les eaux au loin sont sans vague,
A même hauteur que les nuages. 


« April is the cruellest month » (T. S. Eliot)


On aimerait bien pouvoir snober un peu T. S. Eliot, tellement il agace avec son conservatisme de grand bourgeois, avec son mysticisme de converti, avec son inévitable prix Nobel. On aimerait bien, oui mais. Le gars a quand même écrit des trucs comme ça – le début de The Waste Land, inépuisable :



April is the cruellest month, breeding
Lilacs out of the dead land, mixing
Memory and desire, stirring
Dull roots with spring rain.
Winter kept us warm, covering
Earth in forgetful snow, feeding
A little life with dried tubers.
Summer surprised us, coming over the Starnbergersee
With a shower of rain; we stopped in the colonnade,
And went on in sunlight, into the Hofgarten,
And drank coffee, and talked for an hour.
Bin gar kine Russin, stamm' aus Litauen, echt deutsch.
And when we were children, staying at the archduke's,
My cousin's, he took me out on a sled,
And I was frightened. He said, Marie,
Marie, hold on tight. And down we went.
In the mountains, there you feel free.
I read, much of the night, and go south in the winter.

What are the roots that clutch, what branches grow
Out of this stony rubbish? Son of man,
You cannot say, or guess, for you know only
A heap of broken images, where the sun beats,
And the dead tree gives no shelter, the cricket no relief,
And the dry stone no sound of water. Only
There is shadow under this red rock,
(Come in under the shadow of this red rock),
And I will show you something different from either
Your shadow at morning striding behind you
Or your shadow at evening rising to meet you;
I will show you fear in a handful of dust.


Avril est le plus cruel des mois, il engendre
Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle
Souvenance et désir, il réveille
Par ses pluies de printemps les racines inertes.
L’hiver nous tint au chaud, de sa neige oublieuse
Couvrant la terre, entretenant
De tubercules secs une petite vie.
L’été nous surprit, porté par l’averse
Sur le Starnbergersee ; nous fîmes halte sous les portiques
Et poussâmes, l’éclaircie venue, dans le Hofgarten,
Et puis nous prîmes du café, et nous causâmes.
Bin gar kine Russin, stamm' aus Litauen, echt deutsch.
Et lorsque nous étions enfants, en visite chez l’archiduc
Mon cousin, il m’emmena sur son traîneau
Et je pris peur. Marie, dit-il,
Marie, cramponne-toi. Et nous voilà partis !
Dans les montagnes, c’est là qu’on se sent libre.
Je lis, presque toute la nuit, et l’hiver je gagne le sud.

Quelles racines s'agrippent, quelles branches croissent
Parmi les rocailleux débris ? O fils de l'homme,
Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant
Qu''un amas d'images brisées sur lesquelles frappe le soleil :
L'arbre mort n'offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,
La roche sèche aucun bruit d'eau. Point d'ombre
Si ce n'est là, dessous ce rocher rouge
(Viens t'abriter à l'ombre de ce rocher rouge)
Et je te montrerai quelques chose qui n'est
Ni ton ombre au matin marchant derrière toi,
Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre ;
Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière.


T. S. Eliot, The Waste Land (extrait), in La terre vaine et autres poèmes,
traduits de l'anglais par Pierre Leyris (1976), Paris, Points Seuil, 2006


Klimt, Apfelbaum II

Leslie Kaplan: "Toute ma vie j’ai été une femme"


C’est du théâtre mais c’est aussi de la poésie. Extrait d'un texte à la fois drôle et déconcertant de Leslie Kaplan.


toute ma vie j’ai été une femme
une femme
toute ma vie
est-ce que cette phrase me semble bizarre ?
non
parfois
parfois elle me semble bizarre
toute ma vie
j’ai été
une femme

comment tu peux dire une phrase pareille
toute ta vie tu as été une femme
comment tu peux dire ça

je la dis, c’est tout

mais tu ne te rends pas compte
comment tu peux dire ça
tranquillement

c’est pas sûr que je le dise tranquillement

tu dis cette phrase
tranquillement
sinon tu serais en train de grimper aux murs

aux murs ?

oui, aux murs
tu ne peux pas dire cette phrase
« toute ma vie j’ai été une femme »

je ne peux pas la dire ? je ne peux pas la dire ?
eh bien si, je la dis
toute ma vie j’ai été une femme
je le dis

si tu dis cette phrase
si tu dis cette phrase

alors, quoi, si je dis cette phrase

si tu dis cette phrase
on ne peut pas te comprendre

on ne peut pas comprendre cette phrase ?

j’ai dit, On ne peut pas te comprendre

je ne comprends pas

tu ne comprends pas quoi

ce que tu dis
je ne comprends pas ce que tu dis

je pense que tu ne te comprends pas
toi-même

c’est vrai
je ne me comprends pas moi-même
toute ma vie j’ai été une femme
cette phrase est immense

immense ?
  
(…)
Leslie Kaplan, Toute ma vie j’ai été une femme, P.O.L., 2008


Ana Mendieta, Silueta


Une critique de "Rester debout au milieu du trottoir", de Murièle Modély


Murièle Modély, dont nous avons suivi ici les débuts avec Penser maillée puis A la lettre, poursuit son chemin poétique avec la parution, tout récemment, de Rester debout au milieu du trottoir, recueil illustré par des photographies de Bruno Legeai.
On y retrouve son style tendu, son souffle court. On y retrouve ses images crues et cruelles. Et ses vies difficiles : ici, celle d’une « fille mauvaise », d’une femme perdue, prostituée, « pilonnée ». Cuisine, chambre, café miteux, « jungle » ou bien gare d’où l’on ne part pas : les lieux changent mais pas le dégoût. Le passé qui ressemble à un cauchemar paraît tout contaminer. « Se souvenir ne mène à rien », on fait du sur place.
En réalité, c’est faux : on avance. Le recueil est composé de deux parties : une suite de textes assez courts aux titres étranges, où se meuvent « elle » et « il » ; puis, à la fin, un long texte en italique et sans titre. C’est sans doute cette dernière partie qui donne tout son sens à l’ensemble. De la « fille mauvaise » on passe à « ma mère » – mère mauvaise – et des résonances troublantes se font alors entendre. Mais rien ne sera élucidé. Le mystère est plus épais à la fin qu’au commencement, et les derniers mots ne font que le renforcer.


Le nom des choses


la putain
Tout le monde l’appelle comme ça

L’homme à la moustache
accoudé au comptoir
Le serveur le patron
La femme qui lui ressemble
comme deux gouttes d’eau
dans le miroir
La petite fille qui joue
dans l’arrière-cour
Le chat qui miaule
près des poubelles
La mouche immobile
sur un bras son père
sa mère tout le monde
dit ça

Pas lui
Il dépèce le mot
pour trouver l’os qui craque
entre les incisives



Murièle Modély, Rester debout au milieu du trottoir, éditions Contre-Ciel, 2014

Vide-poche : le peintre Bernard Frize


 « L’œuvre d’art donne une forme au chaos, non pas parce qu’elle révélerait une signification cachée du monde. La forêt est plus ou moins dense pour chacun d’entre nous, mais nous cherchons tous un chemin pour la traverser. »

Lu lors de l'exposition « Hello, my name is Bernard Frize », à la galerie Perrotin, à Paris.


©  Bernard Frize